(extraits)


 Donc Nestor s’approcha de la cruche et, la saisissant à pleine main, la lança de toutes ses forces sur un troupeau de chenilles violettes se préparant à subir leurs habituelles transformations qui les conduisent à leur état familier de sécateur, instrument charmant dont l’éloge poétique n’est plus à faire. Cinq ou six millions de ces insectes furent réduits à l’état de tabac à priser, ceci pour leur plus grande joie, car cet état leur étant aussi inconnu que celui de gomme arabique, ils avaient un plaisir extrême à voyager dans les narines des sœurs de charité et des cuirassiers. Mais cela n’eût été qu’un petit malheur si la cruche, la fameuse cruche dans laquelle Charles Quint avait bu après avoir traversé à pied la Suède et la Norvège aux trousses d’un lapin ovipare qui manquait à sa collection, ne s’était brisée, en morceaux si petits que bien malin eût été le capucin qui eût pu dire : Voici les restes d’une cruche qui toute sa vie durant a été une vaillante patriote et une bonne chrétienne.
La destruction de la cruche libéra les linges sanglants qui se sentirent soudain des ambitions incompatibles avec leur nature spectrale. Ils voulaient devenir généraux ou amiraux. il devinrent de quelconques statues destinées à empêcher les léopards de circuler librement et les rhododendrons de croître dans leur voisinage autrement qu'abrités par une dentelle du XVIIe siècle.

Benjamin Péret, La Brebis galante, 1924, Oeuvres complètes, tome 4, Librairie José Corti, 1987, pp. 146-147.



Benjamin Péret, la Brebis galante, Paris, Editions premières, novembre 1949,
 orné de trois eaux-fortes originales en couleurs de Max Ernst. La couverture illustrée par Max Ernst.