Peu de voix sont aussi aisément reconnaissables que celle de Benjamin Péret. Ce ton singulier s'impose par son originalité. Et, paradoxe de cette poésie surprenante, elle paraît aussi simple et familière que déconcertante. Les poèmes de Benjamin Péret nous contraignent à rompre radicalement avec les discours rationnel, à renoncer à notre logique habituelle pour nous installer d’emblée sur la planète poétique. Si l'expression d'Eluard « Poésie immédiate » possède un sens, c’est à Péret qu’elle le doit.

Ecouter la voix de Péret:

 

 

Benjamin Péret, né à Rezé, près de Nantes, en 1899, entre après des études sommaires, dans ce qu’on appelle la vie active avec la guerre de 1914-1918, « ce qui a tout facilité » dira-t-il! Cette expérience désastreuse le conduit en effet à chercher comment « changer la vie » et « transformer le monde ». Il rencontre André Breton en 1920 et restera son ami jusqu’à sa mort, en 1959. Non seulement Péret participera à toutes les activités collectives surréalistes - tracts, revues, expositions mais grâce à des textes comme La parole est à Péret (1943), Le Déshonneur des poètes (1945), Le Noyau de la comète (1956), il assure plusieurs fois au cours de l'histoire du mouvement surréaliste, le relais théorique d’André Breton. L’œuvre de Péret est non seulement inséparable mais constitutive du surréalisme . S’il est vrai, comme l'affirme Breton dans le Manifeste du surréalisme, que « le langage a été donné à l'homme pour qu’il en fasse un usage surréaliste », nul mieux que Péret n’a usé du langage de façon plus constamment, plus profondément, plus évidemment surréaliste.

Toute l’œuvre poétique de Péret est placée sous le signe de l’émancipation des mots. Si Hugo peut prétendre avoir mis un bonnet rouge au vieux dictionnaire, Péret a introduit un tel désordre parmi le peuple des mots, brouillant toutes les définitions, établissant de nouvelles identités, pervertissant les significations, qu'il a littéralement rendu caduques les anciennes catégories lexicales, comme le vent d'automne effeuille les arbres afin de leur préparer un printemps plus vigoureux.

De tous les poètes surréalistes, Péret est celui qui a pratiqué l'écriture automatique avec le plus de ferveur, de régularité et de spontanéité. Dans ses poèmes comme dans ses contes - Péret subvertit le continuum logique. Il lance sur les rails du discours traditionnel, des trains de mots inhabituels, de façon à provoquer des déraillements exemplaires. Pour multiplier les accidents de ce genre, il cède à tous les caprices du discours, il use et abuse de tout ce que la syntaxe permet: relatives en chaînes, qui sans cesse relancent le propos, emploi de locutions conjonctives qui obligent à trouver, coûte que coûte, des principales à l'abandon, locutions consécutives qui justifient n'importe quelle conséquence errante. « Et si par hasard vous vous trouvez subitement arrêtés, n'hésitez pas, forcez la porte de l'inconscient et écrivez la première lettre de l'alphabet par exemple. La lettre A en vaut une autre. Le fil d'Arianne reviendra de lui-même. » (Péret, L’Écriture automatique , 1929). Dès lors tout est permis. Les mots enfin font l'amour, communiquent, échangent leurs signifiés dans une souveraine liberté. Tout mot devient poétique. « Aussitôt satisfait le besoin primordial auquel il correspond, le langage devient poésie » (La Parole est à Péret, Mexico, 1943).

Le premier recueil de poèmes de Péret, publiè en 1921, porte un titre très significatif: Le Passager du transatlantique . Quand on sait que Péret passera dix années de sa vie en Amérique (Brésil1929-1931, Mexique 1941-1948, Brésil encore 1955-1956) ce titre ne laisse pas de paraître quelque peu prémonitoire. Rien n’interdit de penser que le jeune Péret eut plusieurs fois l’occasion, enfant, de rêver de départ pour des terres inconnues, en contemplant les gros bateaux ancrés non loin de Rezé, où il demeurait, dans le port de Saint Nazaire d’où partaient alors les lignes postales à destination de l'Amérique. En juillet 1921, deux ans après les premiers textes automatiques des Champs magnétiques de Breton et Soupault, quand Péret publie au Sans Pareil, dans la collection Dada ce recueil de brefs poèmes, il a manifestement décidé, fidèle à l'injonction de Baudelaire, d'appareiller... « pour trouver du nouveau ». Et le monde inconnu auquel nous convie ce Passager du Transatlantique , est un royaume dépouillé, raréfié, où le langage a cessé de remplir ses fonctions utilitaires élémentaires, sans encore atteindre le nouveau continent poétique où il va s'épanouir. Ce premier livre poèmes-conversations hérités d'Apollinaire, dialogues de sourds comme en propose le théâtre Dada, phrases brisées, mots qui se cherchent et ne se trouvent pas sonne comme un avant-dire dans l’œuvre de Péret.


Péret attend 1924 pour publier six courts poèmes sous le titre Immortelle maladie . En janvier 1927 paraît un nouvel ensemble, un peu plus étoffé, Dormir dormir dans les pierres . Parallèlement, pendant cette même période, Péret écrit un grand nombre de poèmes qu'il garde en réserve (il en donne certains à des revues) et réunit dans l'important recueil Le Grand Jeu (1928). Car Péret, contrairement à une légende, ne publie pas n'importe quoi n'importe comment. Ce poète si spontané, si dépourvu de vanité littéraire, sait fort bien opérer parmi ses divers textes, des choix, des regroupements riches de sens. Ainsi, entre 1921 et 1924, Péret, qui participera aux fameuses expériences des sommeils hypnotiques, au cours desquelles il tient, selon Breton, un discours jovial, écrit la plupart de ses contes où règne une fantaisie débridée, et explore toutes les voies ouvertes par l’automatisme. Le poète découvre le nouveau monde poétique et s'y installe définitivement. Cette conquête et les émerveillements qu'elle suscite, Péret nous les livre dans les trois recueils qu'il publie avant de partir, en février 1929, pour le Brésil, vivre avec la femme qu'il aime.

Immortelle maladie nous décrit un monde blanc comme les os et la neige, d’où la vie se retire sans cesse, inépuisablement. Un univers atteint «un mal indéfini, une sorte de langueur qui se minéralise et progressivement nous « naturalise ». Un climat voisin, qui évoque aussi bien la vie foetale, règne dans Dormir dormir dans les pierres. Le recueil s'ouvre et se ferme sur une allusion à la porte du sommeil des Enfers antiques, évoquée déjà par Nerval au début d'Aurélia. Nous sommes à l'intérieur du sommeil et du rêve, dans une monde gelé, transparent et dur comme le quartz ou les glaciers mallarméens. Un monde d'hibernation très proche de celui de Tanguy, qui illustre le livre où le poète au bois dormant attend sa belle charmante (« Mon amie ma fièvre et mes veines / Je vous attends dans le cercle le plus caché des pierres »). Mais rien n'empêche, en attendant, de s'abandonner à toutes les séductions poétiques, de déployer Le Grand Jeu et ses multiples sortilèges. La plupart de ces poèmes qui participent des comptines et des rondes enfantines, se développent selon le procédé de l'anaphore. Les mots répétés servent de tremplin pour relancer l’imagination. Poésie circulaire, poésie de l’écho, poésie réfléchie dans son propre miroir, poésie qui tourne sur elle-même et puise toujours en elle-même la force secrète d’alimenter son mouvement perpétuel. Comme la végétation et la mer. Les textes qui composent Le Grand Jeu, généralement très courts, sont autant de fragments arbitraires surgis du débit ininrerrompu d’un discours poétique qui ne connaît d'autre fin que lui-même.

En épousant la cantatrice brésilienne Elsie Houston (avril 1928), Péret devient le beau-frère de Mario Pedrosa, militant trotskyste, avec lequel, l’année suivante, il fonde et anime à Rio de Janeiro la Ligue Communiste du Brésil (Opposition de gauche). Il sera finalement arrêté, emprisonné puis expulsé du Brésil comme « agitateur communiste » le 30 décembre 1931, quelques mois après la naissance de son fils Geyser.
De retour en France, Péret ne cessera jusqu’à sa mort, de mener un combat politique qui le conduira notamment à participer à la guerre d'Espagne , et dans les rangs trotskystes et anarchistes (1936-1937). Car Péret a toujours estimé que le poète, qui s'oppose à tous les conformismes qu'illustre entre autres un langage figé, est révolutionnaire par nature. Mais « il ne s’ensuit pas qu'il désire mettre la poésie au service d'une action politique même révolutionnaire », rappelle-t-il de façon cinglante dans son fameux Déshonneur des poètes (Mexico 1945) à ceux qui, comme Eluard et Aragon, ses anciens compagnons surréalistes, ont « engagé » leur plume au service du combat contre l’occupant, associant leurs voix à celles des chrétiens et des nationalistes et s'appliquant ainsi à "cesser d'être des poètes pour devenir des agents de publicité ». La position de Péret provoqua un durable scandale. Elle est pourtant sans équivoque: « L'expulsion de l’oppresseur et la propagande en ce sens sont du ressort de l’action politique, sociale ou militaire... En tout cas, la poésie n'a pas à intervenir dans le débat autrement que par son action propre... ».

Après l'expérience brésilienne, la parole de Péret s'épanouit vraiment dans toute sa diversité et illustre de façon éclatante la triple aspiration du surréalisme: la poésie, l'amour, la liberté. La poésie avec De derrière les fagots (1934), festival d'humour, le plus fou des ensembles de poèmes de Péret, celui où l'expression est la plus libérée, celui où, comme le titre le suggère, les références à la nourriture et à la boisson abondent. Nous sommes dans un véritable pays de cocagne. C'est la fête à toutes les pages, la vraie joie, la joie terrestre de l'homme libre, qui n'a rien à voir avec celle des culs bénis! L'amour avec Je sublime (1936), grand recueil lyrique où se vit et s'exalte « l'amour sublime », tel que Péret, théoricien, le définira plus tard dans Le Noyau de la comète, introduction à son Anthologie de l'amour sublime (1956). La liberté enfin - mais il est bien évident qu'elle régnait aussi dans les recueils précédents, car elle est indissociable de l'amour et de la poésie - l'exigence de justice, la protestation contre les répressions de toute nature, avec Je ne mange pas de ce pain-là (1936). Par leur humour et leur violence, ces poèmes-pamphlets doivent être lus comme des cris de révolte pure, certainement pas comme des textes « politiques ». Je ne mange pas de ce pain-là est le contraire d'une oeuvre « engagée » parce que ce recueil entretient sans cesse la flamme révolutionnaire à son plus haut degré d'incandescence. Ce torrent d'injures passe sur le monde de l'entre-deux guerres comme les fleuves détournés par Hercule à travers les écuries d'Augias. Péret, avec des accents comparables aux outrances du meilleur Aristophane ou du Hugo des Châtiments, retrouve l'expression authentique du Refus premier: celui de l'enfant devant les scandales qu'étale sous ses yeux le monde adulte. Ce texte nous permet de renouer avec la violence verbale, qui exprime simultanément la Révolte et la foi dans la magie réparatrice du langage.

Mobilisé, Péret est incarcéré en mai 1940 à la prison de Nantes, pour ses activités politiques. Libéré à la faveur du désordre général, il gagne la zone libre et, de Marseille, s'embarque pour le Mexique. Il y restera, auprès de sa nouvelle compagne, le peintre espagnol Remedios Varo, jusqu'en 1948. Au Mexique, il entreprend des recherches approfondies sur les mythes précolombiens et les légendes populaires d'Amérique. Ce qui nous vaudra, en 1955, une traduction précédée d’une superbe introduction du Livre de Chilam Balam de Chumayel. En 1960, après la mort du poète, sera publiée son Anthologie des mythes, légendes et contes populaires d'Amérique , avec en préface le fameux texte La Parole est à Péret dans lequel, conscient de ce qui vivifie son oeuvre depuis toujours, Péret établit magistralement l’analogie entre la démarche poétique et la pensée mythique.

La production poétique de la dernière partie de sa vie continue pour partie l’œuvre  antérieure : le recueil collectif Feu central (1947), outre les trois anciens recueils - Immortelle maladie, Dormir dormir dans les pierres et Je sublime - nous propose les onze poèmes d’Un point c’est tout qui répondent en écho au lyrisme amoureux de Je sublime. Nulle part le poète n’écrit aussi souvent « Je t’aime ». La suite de dix poèmes, À tâtons, qui clôt l'ensemble, illustre une fois encore le triomphe de la poésie, après celui de l'amour, sur les dures conditions qui nous sont faites dans le monde actuel.

La grande nouveauté toutefois, c’est l’apparition de très longs poèmes, de tonalité épique, où les trouvailles   automatiques s’inscrivent cette fois-ci dans une structure logique, voire narrative: Dernier malheur dernière chance (1946), Toute une vie (1950) et surtout Air mexicain (1952). Ce dernier poème est comme le résumé de toute l’expérience mexicaine de Péret: opérant une sorte de « greffe de culture » comme on parle de « greffe du cœur » en médecine, Péret devient la parole vivante des Indiens auxquels le « sauvage » qu’il fut toujours s’identifie sans peine. Péret meurt à Paris, le 18 septembre 1959. Les derniers poèmes qu’il écrivait en juillet et août, ressemblent à s’y méprendre, à ceux qu’il réunissait dans De derrière les fagots

Claude Courtot: Introduction à la lecture de Benjamin Péret, Le Terrain vague,  1965.


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