…ET LES SEINS MOURAIENT


Première partie

A MOI LES NUAGES

L’homme, un parapluie à la main, marchait à pas lents sur le boulevard désert. Il était une heure du matin, deuxheures peut-être... Il pleuvait si fort que, de distance en distance, des herbes aquatiques croissaient sur la chaussée. Un bateau, oublié au carrefour Montmartre, l’intrigua. II s’en approcha et, ne pouvant résister au plaisir que procure une partie de canot, il embarqua. Hélas! le canot était rempli de homards. Aussi à peine eut-il parcouru quelques mètres à la gaffe, qu’il poussa des cris de douleur. Les homards lui dévoraient les pieds. A cet instant un homme sortit de l’eau comme une carpe.
- Macarelle !... C’est Francis Macarelle, s'écria-t-il.
- Mais oui, Monsieur Sucre, répondit doucement l’homme du bateau. Pourquoi ne fondez-vous pas par un temps pareil?
« Voyez mon malheur. Je voulais faire une partie de barque et la pluie a fait pousser des homards dans ce bateau. C’est donc que la pluie est salée... A notre époque, il n’y a plus moyen de rien faire. Allez ! la bohème est bien finie. »
Son interlocuteur avait disparu avant qu’il eût fini de prononcer ces mots. Il le chercha des yeux un instant, craqua quelques allumettes qu’il promena à la surface de l’eau, mais ne vit que deux ou trois coquilles d’oeufs qui disparurent et il se décida à abandonner ses recherches. Son attention d’ailleurs venait d’être attirée par un autre phénomène beaucoup plus rare et plus inattendu : une botte de paille qui, nageant entre deux eaux, brûlait sans se consumer. Et ne croyez pas que «nager » soit une approximation. La botte de paille nageait véritablement, comme un poisson, un chien ou un homme. Bientôt elle toucha le canot qui devint transparent comme une bouteille et rose comme le palais d’une jeune fille, cependant qu’alentour, l’eau devenait tricolore (le bleu entourant le bateau).
Macarelle hocha deux ou trois fois la tête et murmura: - La guerre! Je l’avais bien dit.
Et, comme pour lui donner raison, un régiment en tenue de campagne, musique en tête, apparut sur les boulevards. Mais, en arrivant à la hauteur de la rue Vivienne, les soldats fondaient comme de la cire, cependant que des milliers d’oiseaux qui volaient au ras des maisons, s’abattant au devant du régiment, picoraient la place où disparaissaient les soldats.
Que pouvaient-ils manger ? Cela intrigua si fort Macarelle qu’il s’approcha. Il constata que les oiseaux picoraient des débris de vaisselle et en fut grandement étonné. Il jeta son verre de montre, mais les oiseaux le dédaignèrent. Il s’assit alors tristement sur le bord du trottoir et se serait peut-être suicidé sans l’intervention d'un veau qui vint s’étendre à ses pieds, remuant faiblement les pattes. Longtemps il considéra ce veau en silence, suivant des yeux le mouvement des pattes. Tout à coup, il se leva d'un bond en poussant un cri de terreur : le veau avait huit mètres de longueur et des pattes de huit centimètres. Tremblant de tous ses membres, il jeta un regard furtif sur l’animal : il était debout maintenant et large de trois mètres. Il tira une langue de vingt mètres, plate comme une feuille de papier.
A cet instant, une formidable rafale de vent secoua les arbres du boulevard et une dizaine d’animaux semblables à celui-ci en tombèrent.
Du coup, Macarelle s’enfuit à toutes jambes, s’engouffra dans le passage Jouffroy et, là, gravit le premier escalier qui s’offrit à lui.
Combien d’étages monta-t-il ? Nul ne le sait. Toujours est-il qu’il était midi lorsqu’il poussa une grande porte vitrée et se trouva dans une immense salle dallée de marbre blanc dans laquelle il remarqua tout de suite une double rangée de piédestaux rouges. Sur chacun, une pomme percée d’un poignard était posée. A son entrée, les poignards s'agitèrent rythmiquement comme le balancier d’une pendule. Macarelle sentit le sol osciller sous ses pieds et chancela. Il voulut se rattraper à un piédestal, mais celui-ci s’effondra, s’aplatit comme une lanterne vénitienne et Macarelle se trouva assis sur les dalles, le bras droit enfoncé dans une énorme motte de beurre qui tournait rapidement autour de son bras.

Benjamin Péret, « …Et les seins mouraient », repris dans Le Gigot, sa vie et son  œuvre, Œuvres complètes, tome 4, Librairie José Corti, pp. 61-63.