J’aime souvent citer à mes amis peintres, ce propos du magnifique Georges Perros dans ses Papiers collés : « Que va faire le poète chez le peintre? Se rafraîchir les idées. » Aujourd'hui, dans le cadre de cette rencontre, nous allons pouvoir nous rafraîchir les idées en évoquant l'univers de Guy Roussille sur le mode du témoignage amical et de la complicité admirative avec l'homme et son œuvre.
Il s'agit, à mes yeux, d'une œuvre majeure et singulière qui échappe aux chapelles, aux standards des modes et à l'indigence des pseudo-commentaires avertis. Avec Guy Roussille, nous sommes face à une peinture à vivre comme il existe une poésie à vivre. Chez lui, d'ailleurs, les frontières entre peinture et poésie disparaissent. La fréquentation de sa peinture ne laisse jamais indifférent : la couleur y est omniprésente, c'est une peinture cosmogonique, jouissive, c'est la vie, c'est l'éclosion, c'est un voyage au très long cours sur les océans agités de l'imaginaire. Un monde, à coup sûr, paradisiaque.


C'est notre ami commun, le peintre poète et sculpteur Jean-Marc Debenedetti, qui nous avait présentés au milieu des années 70. Dès nos premières rencontres, j'avais été impressionné par l'authenticité du personnage qui développait une activité artistique intense. J'avais l'impression d'assister à une véritable fureur créatrice et aujourd'hui encore s'il me fallait donner un titre à mon intervention, ce serait « Guy Roussille ou la fureur de peindre ». Où qu'il soit, Guy n'arrête jamais. En son atelier, il crée de grandes pièces, toiles ou aquarelles, ainsi que des sculptures ou totems, alors qu'en voyage il réalise de petites aquarelles, des dessins, etc. Cette création incessante a permis à Roussille de faire plus de soixante-dix expositions individuelles dans vingt-deux pays, sans compter les nombreuses expositions collectives auxquelles il a participé.


Cette soif créatrice remonte à l’enfance, où ce jeune Gascon, fier de l’être, s’est vu offrir à dix ans, par ses parents, sans doute las de le voir dessiner sur toutes les surfaces disponibles, un chevalet et des peintures. Deux ans plus tard, lors d'un voyage scolaire en Italie, c'est devant Le printemps de Botticelli à la galerie des Offices à Florence qu'il sut avec certitude qu'il deviendrait peintre. En 1962, il monte à Paris, officiellement pour étudier l'architecture, mais en réalité pour se consacrer à la peinture.


Dès sa première participation au salon de Mai, en 1967, Roussille fait la connaissance de deux personnages qui contemplent une de ses toiles et qui joueront pour lui, en quelque sorte, le rôle de passeurs. Il s’agit d’Édouard Jaguer, critique d'art, fondateur et animateur du mouvement Phases et surtout de Guillaume Corneille, peintre du mouvement Cobra. En 1973, ce dernier écrivait :

« Roussille le peintre, scrute la belle machine du ciel dans ses plus intimes détails, il va au cœur de l'objet volant, il viole la chair la plus intime d'un de ces vaisseaux imaginaires qui tient plus d'un grand corps aux multiples et délicats rouages que de l'infernale machine inventée par l'homme pour reconnaître notre système planétaire. Les planètes, les étoiles, pour Roussille, sont autant de gemmes fabuleux, de pierres précieuses, mais animées, dirait-on, d'une vie quasi organique.Il se délecte de cette anatomie infiniment secrète et les couleurs qu'il utilise de préférence pour nous révéler ses rêves cachés sont : le rose nacré, le rouge incandescent, le pourpre cardinal et toute une gamme de violets foncés allant ainsi jusqu'au plus noir velours ».1
 

Si Guy Roussille a toujours poursuivi une recherche très personnelle sans se soucier des chapelles artistiques, des labels ou des appellations contrôlées, on peut cependant rapprocher son œuvre de deux courants essentiels, le Surréalisme et le mouvement Cobra. Concernant le Surréalisme, on rappellera avec José Pierre que :

« dans le domaine plastique, [il] s'est caractérisé par le rôle déterminant reconnu à la pression de l'inconscient dans l'élaboration de l'oeuvre, que cette pression se manifeste directement par l'automatisme ou indirectement au moyen d'images figurées. Dans l'un comme dans l'autre cas, le but de l'artiste est avant toute chose l’exploration de ses propres cavernes et c'est à l'artiste seul qu'il appartient de déterminer quelles attitudes et quels procédés lui permettront de parvenir à cette fin. Mais les risques de perdre de vue l'exploration intérieure sont nombreux, l'artiste pouvant être tenté de céder à de moindres tentations : celle du joli comme celle de l'horrible, celle du bâclé comme celle du fignolé et j'en passe ! Ces tentations que j'ai dites ne sont préjudiciables qu'en ceci : qu'elles détournent l'artiste de sa propre exigence et l'engagent sur les voies du maquillage et du mensonge. Or, on pourrait dire que le surréalisme a été avant tout un effort pour arracher l'expression poétique et artistique au mensonge ».2
 

Guy Roussille, par la rigueur et la sincérité de sa démarche, a su continuellement faire preuve d'une authenticité que n'auraient pas renié les grands peintres surréalistes. Pour lui, la peinture doit respirer, une respiration organique et visuelle. « Souvent, dit-il, je me demande ce qui se passe dans mes tableaux. Ils viennent de l'intérieur. Je peins d'abord, ensuite je regarde. Quand un tableau est terminé, c’est un monde qui vit. Ce n’est jamais une image fixe, mais un mouvement d'image. » On est là, à coup sûr, dans les parages immédiats de « la beauté convulsive qui sera érotique voilée, explosante-fixe, magique-circonstancielle, ou ne sera pas », qu'évoque André Breton à la fin du premier chapitre de L'amour fou 3.


S'agissant de Cobra, j'ai évoqué rapidement la complicité avec Corneille qui fut l'un des peintres les plus inspirés de ce mouvement. Rien d'étonnant à citer les artistes de Cobra à propos de Roussille, quand on sait qu'influencés par la lecture de Jung, ils prônaient un retour aux images enfouies dans le subconscient et s'intéressaient aux cultures primitives et à l'art naïf. Par ailleurs, Guillaume Corneille était un grand connaisseur de la poésie surréaliste et comme Roussille un lecteur averti de Bachelard. A l'évidence, Bachelard pour qui la rêverie poétique sympathise intimement avec le réel ne pouvait qu'intéresser Guy Roussille qui célèbre inlassablement les quatre éléments.


Il y a en effet dans la peinture de Guy une référence permanente à la « nature naturante » qui a sa propre vie. Depuis son enfance dans la campagne gasconne jusqu'à aujourd'hui, ce voyageur infatigable a toujours besoin des éléments de la nature, et ce, quel que soit le pays où il réside. Ainsi, au Mexique où pendant de longues années, il vécut six mois par an, Guy était fasciné par l'élément volcanique et ses toiles traduisaient à merveille le sentiment tellurique. Mais pour autant, Roussille ne pose pas son chevalet dans la nature, il peint les sensations qu'elle lui donne. Notre ami Jean-Marc Debenedetti, qui lui avait rendu visite au Mexique en 1989, aimait à dire que les paysages livrés par le Mexique finissaient par ressembler à ses toiles et non l'inverse.
Il écrivait aussi :

« Guy nous interroge de ses yeux qui sont d'eau et d'azur, il nous livre des réponses avec cet accent du Sud-Ouest que je n'ai connu qu'à lui aux grandes énigmes de l'univers. Il sait tisser son existence des mythes qui le font vivre et nous font vivre aussi pour peu qu'on veuille prendre le temps de l'écouter, de regarder ce qu'il nous offre avec une rare générosité ».4
 

Il n'y a pas de hasard dans les rencontres inspirantes qui nourrissent un parcours. Aussi il convient d'évoquer deux figures essentielles pour Roussille, qui chacune dans son domaine, a fait preuve de singularité. En premier lieu, Robert Jaulin, si marginal et dérangeant dans le monde de l’ethnologie, qui s'est engagé sa vie durant contre ce qu'il appelait l' ethnocide, c'est à dire l'extermination, la négation par le système occidental des cultures primitives. Jaulin a défendu une ethnologie de la proximité, de la rencontre et de la compatibilité entre civilisations. Roussille ne pouvait que se reconnaître dans cet engagement, lui qui, lors de ses nombreux voyages (Amazonie, Iles Galapagos, Pérou, Colombie...) s'est s'immergé au sein des communautés qu'il rencontrait. Robert Jaulin écrivait: « Guy Roussille n'était-il pas fait pour être Indien ? ». Aujourd’hui, nous sommes quelques-uns parmi ses amis les plus proches à le penser encore.


Notons que dans le champ psychanalytique, c'est à un autre « grand singulier », Sandor Ferenczi, que Roussille va s’intéresser. Il sera profondément influencé par la lecture de Thalassa qui traite des origines biologiques et psychanalytiques de la vie sexuelle. On peut facilement faire le lien entre sa peinture très cellulaire qui célèbre les origines de la vie et la naissance du monde avec le sentiment thalassique dont parle Ferenczi. On soulignera que Roussille a repris le titre « Thalassa » pour une remarquable série d’aquarelles qu'il a réalisée ces dernières années.

Je ne saurais dans le cadre de cette intervention évoquer la totalité d'une œuvre, influencée par des voyages qui ont fait connaître à ce « peintre hirondelle », la moitié de la terre. On pourra cependant, grâce à la lecture de De natura, qui retrace les différentes étapes de son parcours, retenir l'essentiel, à savoir que la vie et l' œuvre de Guy Roussille sont une seule et même chose où règnent l’inattendu, le merveilleux et surtout l'inestimable.


Jean Bazin

Notes

Extraits d'une communication faite à la Halle Saint-Pierre le 13 avril 2013 dans le cadre des conférences du Centre de Recherches sur le Surréalisme. Cahiers Benjamin Péret n°3, septembre 2014, p.93-96.

1. Texte de Guillaume Corneille écrit à Maratéa durant l'été 1973. Publié dans De Natura, Buenos Aires, 2025.

2. José Pierre, « 25 manières d'être (ou de ne pas être) surréaliste », dans 25 manières d’être (ou de ne pas être) surréaliste, cat. expo (Paris, galerie Jean Prud'homme Béné, mai-juin 1972), Paris, 1972.

3. André Breton, L'Amour fou, Paris, 1937 (édition consultée : Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 1992, Oeuvres complètes, t. II, p. 687).

4. Jean-Marc Debenedetti, « Le Tlalocan ou le songe d'un été sans nuit », dans Guy Roussille, pinturas e dibujos, Le Tlalocan ou le songe d'un été sans nuit, cat. expo (Mexico, Instituto Francés de América Latina, avril-mai 1989), Mexico, 1989.

 

Voir également:

Guy Roussille (1944-2023)

Jean Bazin