Devant toutes les attaques dont André Breton n’a jamais cessé d’être l’objet depuis des dizaines et des dizaines d’années, la tentation est grande de se dire qu’on n’en a rien à f... Mais trop c’est trop. On ne peut pas rester sans réagir quand dans l’éditorial signé Eddie Breuil du numéro de La Nouvelle Quinzaine littéraire qui « célèbre » le cinquantenaire de la mort de Breton il est écrit : « Pour beaucoup, il reste l'homme des exclusions (Leiris, Masson, Artaud, etc.), un tortionnaire. »
Quelle mouche a piqué Eddie Breuil ?
Se cacher derrière « beaucoup » pour traiter Breton d’un mot aussi violent que « tortionnaire », sans le moindre commencement d’explication, démontre une hostilité qui ne fait que se confirmer tout au long de ce que le même personnage écrit dans ce numéro.
Heureusement – façon de parler - sa crédibilité est mise à mal par un ensemble varié de contre-vérités, d’approximations et d’erreurs matérielles, qui sautent aux yeux.

 

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André Breton avait demandé dans son testament qu’un délai de 50 années après sa disparition,  le 28 septembre 1966,  soit respecté pour la publication de ses correspondances. C’est dire avec quelle impatience on attendait ce premier volume qui rassemble chez Gallimard, éditées et présentées par Jean-Michel Goutier, les lettres adressées de 1920 à 1960 à sa première épouse Simone Kahn. « Il y va », comme il le lui écrit, « de tout ce que je trouve indispensable au monde. »

Le cinquantième anniversaire de la mort d’André Breton a fait l’objet de nombreuses publications et manifestations:

- Un  colloque cet été à Cerisy sous l’égide de la revue Mélusine et la direction d’Henri Béhar et Françoise Py:« L’Or du temps - André Breton ,50 ans après».

- Une exposition au Centre Pompidou, « André Breton, surréalisme et politique » et un numéro Hors-Série des Cahiers du Musée national d’art moderne,  Du temps que les surréalistes avaient raison, sous la direction éditoriale de Jean-Michel Bouhours, Jean-Michel Goutier et Camille Morando.

- L‘exposition à la Galerie 1900 /2000 , 8 rue Bonaparte à Paris, jusqu’au 7 novembre, des  Trésors de la bibliothèque d’André Breton, 55 livres - jamais montrés auparavant - d’Apollinaire, Aragon, Artaud, Bataille, Breton lui-même (ses exemplaires personnels), Crevel, Dali, Desnos, Duchamp, Gracq, Jarry, Lautréamont, Leiris, Péret (avec des  « envois » aussi beaux que ce que l’on pouvait imaginer), Picabia, Man Ray, Reverdy, Ribemont-Dessaignes, Roussel, Sade, Saint-Pol-Roux, Soupault. 55 livres-phares de l’histoire du surréalisme, qui se passent de superlatifs.

- La publication aux éditions Jean-Michel Place dans leur nouvelle collection « Kaléidoscope » d’André Breton 1713 – 1966, les siècles boules de neige, aboutissement  par Georges Sebbag de 30 ans de recherches passionnées et passionnantes.

Pour sa part, la Nouvelle Quinzaine littéraire a publié dans son numéro 1157, en date du 16 au 30 septembre, sous le titre Visages d’André Breton un ensemble de documents et d’études sur Breton ainsi que ses lettres inédites à Guy Lévis Mano. La directrice de la publication, Patricia De Pas, dernier repreneur de la célèbre Quinzaine de Maurice Nadeau, a confié cet « ensemble »  à un des nouveaux membres de la «direction éditoriale » qu’elle s’est  décidée à mettre en place après avoir provoqué le départ de toute l’ancienne équipe rédactionnelle,  Eddie Breuil, essentiellement  connu pour ses travaux sur Rimbaud et Germain Nouveau et responsable pour le « site Mélusine », fondé par Henri Béhar, du recensement des évènements ayant trait au surréalisme. La contribution d’Henri Béhar à ce numéro, « Toujours indésirable, André Breton » (mais avait-il lu alors l’éditorial de son fidèle collaborateur), est du sérieux qu’on lui connait, mais il est difficile de le suivre quand il écrit que « même s’ils admettent, avec Jean Schuster, que le groupe surréaliste s’est dissous en octobre 1969, soit trois ans après la mort de Breton, les historiens n’en pensent pas moins que le surréalisme avait cessé d’exister en même temps que son fondateur ». Savoir ce que peuvent en penser les « historiens » nous intéresse infiniment moins que l’activité de tous ceux qui, depuis 50 ans, se réclament du surréalisme sans revendiquer d’appartenance à un groupe ou à un pays. Elza Adamowicz, habituée de Mélusine, parle de « L’œil de Breton » et  Stamos Metzikadis (« Sur la route « hippie » avec Breton ») de son exil américain. Eddie Breuil s’est réservé les Lettres à Simone Kahn, le livre de Georges Sebbag et les lettres à Guy Lévis-Mano, après un éditorial  d’une étonnante agressivité:

« Etre le chef du surréalisme est à la fois le mérite et le tort d’André Breton. Pour beaucoup, il reste l’homme des exclusions (Leiris, Masson, Artaud, etc.), un tortionnaire. »

Commencer un « hommage » à Breton avec un mot aussi violent que « tortionnaire », et enfoncer le clou en précisant qu’il l’est « pour beaucoup » (mais qui se cache derrière ce « beaucoup» ?) démontre déjà une hostilité tenace envers Breton. Ses commentaires sur le portrait, médiocre mais inédit de Breton jeune, utilisé pour la couverture alors que son seul intérêt est d’ « être  passé par les mains d’Aragon » lui permettent, avec un humour de circonstance, d’en remettre une couche : « Il offre un visage du jeune Breton dans les années 1920 que nous pensions être un autoportrait ; mais les spécialistes sollicités nous ont répondu par exclusions (on n’en sort pas !) : ce dessin ne serait ni de Breton, ni d’Aragon, ni de Cocteau. Pourrait-on penser à Picabia ? » Même pas. On est très loin du « scoop » espéré. 

86 ans après le très violent Cadavre anti-Breton publié en 1930  par Georges Bataille avec la participation de célèbres dissidents du  surréalisme, dont Desnos, Leiris, Prévert et quelques autres - mais ni Artaud, ni Masson -  on ne peut que constater que Breton fait toujours partie de « la famille des grands  indésirables » et suscite tant de haine encore aujourd’hui. Mais ses ennemis d’alors n’étaient tout de même pas allés, comme « beaucoup » ( ?), jusqu’à  le traiter de tortionnaire, donc à l’accuser d’avoir torturé, par exemple, des dissidents du surréalisme, comme Leiris, Artaud et Masson, en se gardant bien de rappeler que tous les torturés – à l’exception de Desnos, mort prématurément - se sont réconciliés avec lui. La suite est à l’avenant.

Dans son compte-rendu des lettres de Breton à Simone Kahn, s’il parle « d’un témoignage historique qui éclaire grandement l’une des vies littéraires les plus enthousiasmantes de la première moitié du XXe siècle » et « d’un un nouveau regard sur la naissance du surréalisme » - mais ce qui  concerne cette période a déjà été largement cité par les « historiens » - Breuil  n’a pas un mot pour souligner l’essentiel,  qui se situe bien au-delà de l’ « histoire » et de la « littérature » : leur passion, entre espoir et désespoir, leur absolue sincérité, et l’émotion infinie que nous éprouvons en les lisant. Il préfère revenir sur des points d’histoire, au risque  de multiplier les approximations, les erreurs, pas toujours innocentes, les contre-vérités et les traits d’humour. Il n’y a pas de hasard : Des lettres concernant Artaud, alors qu’il est chaleureusement question de lui à plusieurs reprises, il ne cite que la seule qui lui soit hostile, avec le récit de la  célèbre « bagarre » du  9 juin 1928 lors d’une représentation du Théâtre Alfred Jarry avec l’intervention de la police - à sa demande - contre ses amis de la veille. Breuil devient condescendant quand il évoque la « liaison intense » entre 1927 et 1931 de Breton avec Suzanne Muzard, qualifiée d’ « épisode crucial dans la trajectoire de Breton : il est à l’origine de son divorce et il marque un tournant dans son attitude face au milieu littéraire (le « lâchez tout » trouve ici sa source). » Drôle de source si l’on se souvient  que le célèbre « Lâchez tout » date tout de même de 1922 …

Breuil n’apprécie visiblement pas André Breton 1713 – 1966, les siècles boules de neige et les recherches, oh combien personnelles, de Georges Sebbag. C’est son droit. Il lui reproche pour commencer « sa trop grande subjectivité » - « et qui dit subjectivité dit forcément lacunes » - dans les sujets évoqués en surestimant (après Breton !) Rimbaud  aux dépends de Germain Nouveau et en ne tenant pas compte des travaux universitaires consacrés ces dernières années au poète de Savoir aimer, c’est-à-dire surtout de ses propres travaux. « Subjectivité également dans la présentation de quelques faits.»  Encore faudrait-t-il qu’il lui oppose des arguments valables et que ses informations soient exactes. C’est loin d’être le cas quand, encore à propos de Suzanne Muzard et de l’Union libre (publié, rappelons-le,  sans nom d’auteur ni d’éditeur), il entreprend de donner à Sebbag - qui vient pourtant de citer longuement un témoignage décisif d’Aragon - une véritable leçon d’histoire du surréalisme : « Dans sa chronologie, Georges Sebbag affirme que l’Union libre (1931) est une célébration « du corps de Suzanne Musard » glissant d’une hypothèse à une vérité. Si l’on veut forcer une lecture biographique du recueil (sic), il y a d’autres « candidates » plus opportunes, comme Marcelle Ferry, que Breton nomme son « sureau noir » dans une dédicace, alors qu’il s’adresse dans l’Union libre à sa « femme aux mollets de moelle et de sureau » [ le etentre moelle et de sureau est un ajout personnel d’Eddie Breuil];  et le poème ne comporte-t-il pas le vers « Ma femme aux pieds d’initiales », dont la typographie insiste précisément sur l’initiale « M » et l’anaphore en « Ma » évoquant tout de même un peu « Marcelle »; enfin, l’exemplaire dédicacé à Marcelle Ferry portait : « A Marcelle, ma femme ici prédite, la liberté continuant à n’être que la connaissance de la nécessité ».

Si nous nous sommes permis de citer Breuil aussi longuement, c’est parce que son raisonnement est un véritable tour de force, d’autant plus admirable que Breton n’a rencontré Marcelle Ferry, «  ici prédite », qu’en mars 1933, c’est-à-dire plus de deux ans après la publication de l’Union libre. Il y avait surement des occasions « plus opportunes » de réfuter les arguments de Sebbag. A moins qu’il ait simplement voulu exercer son humour à ses dépens…

 On ne peut pas dire que l’auteur- qui se cache derrière l’anonymat -de la présentation des Lettres inédites à l’imprimeur Guy Lévis Mano censées clore ce dossier en beauté  démontre plus de compétence. Cette correspondance consiste en simples billets envoyés entre 1935 et 1939 à un homme loin d’être, comme chacun le sait, un simple « imprimeur ». Typographe de grand talent, directeur de revues, éditeur, traducteur et  poète, Guy Levis Mano fut « lié à Char » mais aussi à Eluard, Pierre Jean Jouve et Maurice Blanchard, pour ne citer que quelques-uns des très importants personnages qui figurent à son impressionnant catalogue. Les sept lettres envoyées par Breton (il est étonnant qu’il n’y en ait pas davantage) sont des lettres de travail à propos de quelques-uns des livres qu’il a faits pour GLM  ces années -là, Au Lavoir noir (avec Duchamp), La Photographie n’est pas l’art (avec Man Ray), le Cahier GLM consacré au rêve sous sa direction et le superbe volume d’0euvres complètes de Lautréamont. Les plus intéressantes concernent le Cahier sur le rêve,  Breton étant conduit à  ajouter sur épreuves, vue l’urgence,  deux notes concernant l’arrestation de Freud par les nazis, et les Oeuvres de Lautréamont. L’auteur de la présentation  de ces lettres réussit à y introduire des erreurs qui auraient été évitées en consultant, par exemple, la bibliographie des œuvres de Breton dans la Pléiade, où il est précisé que ce Cahier GLM 7 est achevé d’imprimer le 30 mars 1938. La justification de tirage précise : « En plus sous couverture spéciale portant le titre « Trajectoire du rêve » il a été tiré  15 exemplaires sur vélin de Vidalon & 300 sur vélin bibliophile ». Cette couverture « spéciale » porte la mention « Documents réunis par André Breton », reprise sur la page de titre à la place de « le texte et les illustrations consacrées au rêve ont été assemblés par André Breton » du Cahier 7.  L’achevé d’imprimer est à la même date du 30 mars 1938. Ce qui devient dans la Nouvelle Quinzaine  un  « cahier réédité quelques mois plus tard en un volume indépendant », invention venue d’on ne sait où.  

En ce qui concerne les Œuvres complètes de Lautréamont, Breton n’est  nullement « resté éloigné du projet », comme l’avance Eddie Breuil dans sa volonté de le prendre en défaut. Breton écrit à son éditeur que son  prochain voyage au Mexique ne lui laisse pas le temps de venir à bout la présentation  qu’il s’était engagé à lui donner, mais prends soin de lui envoyer à la place le très beau texte destiné à sa future Anthologie de l’humour noir. On ne peut non plus lui retirer qu’il a été le principal responsable de la conception générale et du choix des illustrations de ce livre magnifique, un des plus remarquables de Guy Lévis-Mano, qui l’a publié en 1938 avec une introduction de celui qui est accusé d’être « resté éloigné du projet ». Il n’aurait pas été inutile de signaler que Guy Lévis-Mano avait envisagé d’être l’éditeur de l’Anthologie de l’humour noir, qui ne sera imprimée qu’en en 1940, après bien  des avatars, aux Editions du Sagittaire, et aussitôt interdite de diffusion.

Enfin, dans sa dernière lettre, le 2 juin 1939,  Breton demande « à son cher ami » s’il est « rentré en possession du poème illustré par Matta ». On n’en saura pas plus. Aucune indication n’est donnée à ce sujet.« Le discours savant est-il devenu honteux ? » avait pourtant demandé Eddie Breuil, loin, et même très loin, d’être lui-même à la hauteur de ce qu’il érige en principe.

Dominique Rabourdin le 21 octobre 2016