Jean-Marc Debenedetti admirait Benjamin Péret, dont il connaissait parfaitement l’œuvre poétique et théorique. Il lui consacra plusieurs études et conférences. Citons notamment son grand article « A propos d’Air mexicain » que Jean-Michel Goutier publia dans son Benjamin Péret ( Paris, Veyrier 1982)
Animateur occasionnel de la revue Poésie 1, le magazine de la poésie (cherche-midi éditeur) Debenedetti consacra l’intégralité du numéro 19 (septembre 1999) au mythe et à Benjamin Péret. Nous reproduisons ici quelques extraits de son texte.
C'est au Mexique que Benjamin Péret ressentit la nécessité de s'interroger sur la pensée mythique, dont il fit rien moins que le moteur même de l'acte poétique. Il avait alors quarante-deux ans, son exil dura près de sept ans et permit au poète de faire une pause qui se traduisit par une mise au point. A peine arrivé à Mexico où il allait mener une existence proche du dénuement, il se mit à la recherche de documents pour mener à bien une Anthologie des mythes, légendes et contes populaires d'Amérique, ouvrage qu'il ne finira que treize ans plus tard et qui ne sera d'ailleurs publié qu'après sa mort. « Cette anthologie, écrit-il dans l'introduction, indique clairement que la pensée poétique apparaît dès l'aurore de l'humanité, d'abord sous la forme - non considérée ici - du langage, plus tard sous l'aspect du mythe qui préfigure la science, la philosophie et constitue à la fois le premier état de la poésie et l'axe autour duquel elle continue de tourner à une vitesse indéfiniment accélérée. » Mais ce long séjour fit parallèlement se déclencher en lui une veine poétique jusque-là inexplorée. C'est là qu'il écrivit aussi Air mexicain, qui peut passer pour le pendant poétique de sa réflexion sur le mythe. Ce long poème qui est selon Octavio Paz « un des plus beaux textes poétiques qu'aient inspirés le paysage et les mythes américains », est aussi un texte, avec quelques autres écrits postérieurs, en marge de l'oeuvre poétique de Benjamin Péret.
La particularité d'Air mexicain tient surtout au fait que si dans son oeuvre poétique foisonnante, les mots s'ouvrent sur des images toujours libres, des mots qui ont fait table rase du sens étroit que leur confère le quotidien, si l'on peut ainsi s'accorder à penser que toute connotation symbolique est absente de ses poèmes, il n'en va pas de même pour Air mexicain dont on peut en grande partie déchiffrer les images. Ce long poème, qui parut en 1952 à Paris, illustré de splendides lithographies de Rufino Tamayo, évoque en effet l'histoire des peuples de l'Anahuac, puis, sur le même ton, la Conquête, la Réforme et la Révolution mexicaine. Un tel propos, de la part de Péret déconcerte plutôt, puisque, mis à part Je ne mange pas de ce pain-là, où le poète, pour notre écoeurement, vomit tout ce qu'il exècre, il a toujours évité soigneusement d'enfermer sa poésie dans un cadre déterminé, dans ce qu'on appelle un sujet. Ce texte, cependant, ne doit pas se concevoir seulement comme une évocation des mythes aztèques. Il ne s'agit pas pour l'auteur de faire habilement preuve d'originalité en exaltant un thème inédit dans la poésie française; ce long poème doit aussi - voire surtout, être entendu comme un cri de guerre qui dénonce l'infamie (passée, présente et à venir) et trouve son seul écho dans la révolte.
En outre, une étude un peu détaillée du texte montre que Péret s'est intéressé de près à la richesse sémantique de la langue nahuatl. Or cette richesse est toute fondée sur des associations. C'est peut-être le génie même de cette langue agglutinante qui pourrait en grande partie rendre compte de la pensée très originale de ce peuple, notamment dans la conception du temps, à l'oeuvre dans l'élaboration de sa mythologie. Péret a dû voir dans la polysémie du verbe nahuatl, qui jamais ne limite le sens dans le « langage dégénéré du droit et de l'avoir » que dénonçait le poète, des affinités étroites avec la conception et la pratique qu'il avait de la poésie.
Au contact d'une part de ces récits mythologiques, de ces contes et de ces légendes, et d'autre part de cette terre et de ces temples, comme ceux de Chichen Itza dont il parvient, dans son introduction au Livre de Chilám Balám de Chumayel, à restituer la magie du lieu et le secret vertige dont il fut l'objet, Benjamin Péret est parvenu à orienter sa poésie. Le burlesque cède le pas au tragique. Le cocasse, l'inattendu s'effacent devant un lyrisme profond qui puise son énergie et ses éléments à la source même où s'abreuvent les grands êtres mythiques. Et son rythme aussi se modifie: plus Péret se fait lyrique, et plus son vocabulaire se spécialise, tandis que son vers s'allonge jusqu'à atteindre la dimension de la strophe, ou plus exactement ici, de la laisse. Le mythe fait éclater le cadre étroit du poème pour rejoindre le récit psalmodié, comme c'est le cas d'un autre poème, Des cris étouffés, écrit à Paris en 1957, et qui n'est pas sans rappeler la tonalité d'Air mexicain.
Ainsi l'année 1942 qui marque le début du séjour de Péret au Mexique est une date charnière dans la vie du poète comme dans sa production. À cette époque il se met à réunir les textes de son Anthologie, dont la première version de son introduction sera publiée par ses amis sous le titre: La Parole est à Péret. C'est aussi à la même période de sa vie qu'il écrivit Dernier malheur dernière chance, mais aussi un conte: Le Dégel, alors qu'il n'en avait plus écrit depuis 1927. Or ce conte diffère totalement des autres, au même titre et pour les mêmes raisons que les poèmes précédemment évoqués se distinguent des autres grands recueils de Péret. Le Dégel évoque une femme progressant parmi les éléments qui la composent. Femme démiurge, son fantôme finit par se fondre à l'univers... Ici non plus, rien de cocasse: ce conte illustre à sa façon un mythe en gestation, cher au Surréalisme: celui de la femme détenant les arcanes d'un monde à naître, enfin libéré des forces de mort à l'oeuvre dans l'anéantissement de l'humanité telle que Péret la côtoyait au début des années quarante.
Enfin, il y a Histoire naturelle dont le premier chapitre fut écrit à Mexico en 1945. Ce texte est totalement inspiré des mythes de création découverts et choisis pour son Anthologie. Il peut passer pour un pastiche amusant, mais il montre aussi ce que Péret retenait dans les mythes d'éminemment poétique: une extraordinaire faculté d'imagination dans la métamorphose de tout ce qui est.
Après son long séjour au Mexique, Péret revint en France. Il lui restait douze ans à vivre. Dès lors il ne cessa de se préoccuper du mythe, qu'il s'agisse dans une conférence de rendre compte de la Trajectoire de la Poésie, ou de réunir des textes devant illustrer le concept de l'Amour sublime. Dans Le noyau de la comète, long texte d'introduction à cette dernière Anthologie, il écrit: « Tous les mythes reflètent l'ambivalence de l'homme devant le monde et lui-même, cette ambivalence résultant à son tour du profond sentiment de dissociation éprouvé par l'homme et inhérent à sa nature. [...] L'important dans les mythes réside donc dans l'aspiration au bonheur qui y gît, le sentiment de sa possibilité et des obstacles qui se dressent entre l'homme et son désir. (...) Jusqu'ici l'humanité n'a conçu qu'un seul mythe de pure exaltation, l'amour sublime, qui partant du coeur même du désir, vise à sa satisfaction totale. C'est donc le cri de l'angoisse humaine qui se métamorphose en chant d’allégresse. Avec l’amour sublime, le merveilleux perd également le caractère surnaturel, extraterrestre ou céleste qu’il avait jusque-là dans tous les mythes. Il revient en quelque sorte à sa source pour découvrir sa véritable issue et s’inscrire dans les limites de l’existence humaine. »
Péret fut sans doute le seul poète de ce siècle à avoir investi aussi profondément cette pensée mythique qui manque tant à l'Occident - avec Leiris, pourrait-on ajouter-, mais c'est surtout en tant qu'ethnologue et non en tant que poète que l'auteur de l'Afrique fantôme nous livre ses réflexions. Cela dit, Péret ne fut pas le seul à ressentir le manque dont souffre toujours un monde trop enlisé dans la matière et dans ses rêves glauques. Au xxe siècle, en fait, la recherche du mythe a suivi en Occident deux directions, nettement distinctes et qui paraissent s'exclure l'une de l'autre. La pensée mythique a semblé pouvoir se reconstituer soit à partir d'éléments glanés ici, dans le monde où l'on vit, soit ailleurs, en incorporant des modèles venus de l'extérieur, de civilisations étrangères au monde occidental, dont pourront s'inspirer les poètes de ce temps, comme le fit Péret avec le Mexique.
"Le poète et le mythe", Poésie 1, n° 19, septembre 1999.
Animateur occasionnel de la revue Poésie 1, le magazine de la poésie (cherche-midi éditeur) Debenedetti consacra l’intégralité du numéro 19 (septembre 1999) au mythe et à Benjamin Péret. Nous reproduisons ici quelques extraits de son texte.
C'est au Mexique que Benjamin Péret ressentit la nécessité de s'interroger sur la pensée mythique, dont il fit rien moins que le moteur même de l'acte poétique. Il avait alors quarante-deux ans, son exil dura près de sept ans et permit au poète de faire une pause qui se traduisit par une mise au point. A peine arrivé à Mexico où il allait mener une existence proche du dénuement, il se mit à la recherche de documents pour mener à bien une Anthologie des mythes, légendes et contes populaires d'Amérique, ouvrage qu'il ne finira que treize ans plus tard et qui ne sera d'ailleurs publié qu'après sa mort. « Cette anthologie, écrit-il dans l'introduction, indique clairement que la pensée poétique apparaît dès l'aurore de l'humanité, d'abord sous la forme - non considérée ici - du langage, plus tard sous l'aspect du mythe qui préfigure la science, la philosophie et constitue à la fois le premier état de la poésie et l'axe autour duquel elle continue de tourner à une vitesse indéfiniment accélérée. » Mais ce long séjour fit parallèlement se déclencher en lui une veine poétique jusque-là inexplorée. C'est là qu'il écrivit aussi Air mexicain, qui peut passer pour le pendant poétique de sa réflexion sur le mythe. Ce long poème qui est selon Octavio Paz « un des plus beaux textes poétiques qu'aient inspirés le paysage et les mythes américains », est aussi un texte, avec quelques autres écrits postérieurs, en marge de l'oeuvre poétique de Benjamin Péret.
La particularité d'Air mexicain tient surtout au fait que si dans son oeuvre poétique foisonnante, les mots s'ouvrent sur des images toujours libres, des mots qui ont fait table rase du sens étroit que leur confère le quotidien, si l'on peut ainsi s'accorder à penser que toute connotation symbolique est absente de ses poèmes, il n'en va pas de même pour Air mexicain dont on peut en grande partie déchiffrer les images. Ce long poème, qui parut en 1952 à Paris, illustré de splendides lithographies de Rufino Tamayo, évoque en effet l'histoire des peuples de l'Anahuac, puis, sur le même ton, la Conquête, la Réforme et la Révolution mexicaine. Un tel propos, de la part de Péret déconcerte plutôt, puisque, mis à part Je ne mange pas de ce pain-là, où le poète, pour notre écoeurement, vomit tout ce qu'il exècre, il a toujours évité soigneusement d'enfermer sa poésie dans un cadre déterminé, dans ce qu'on appelle un sujet. Ce texte, cependant, ne doit pas se concevoir seulement comme une évocation des mythes aztèques. Il ne s'agit pas pour l'auteur de faire habilement preuve d'originalité en exaltant un thème inédit dans la poésie française; ce long poème doit aussi - voire surtout, être entendu comme un cri de guerre qui dénonce l'infamie (passée, présente et à venir) et trouve son seul écho dans la révolte.
En outre, une étude un peu détaillée du texte montre que Péret s'est intéressé de près à la richesse sémantique de la langue nahuatl. Or cette richesse est toute fondée sur des associations. C'est peut-être le génie même de cette langue agglutinante qui pourrait en grande partie rendre compte de la pensée très originale de ce peuple, notamment dans la conception du temps, à l'oeuvre dans l'élaboration de sa mythologie. Péret a dû voir dans la polysémie du verbe nahuatl, qui jamais ne limite le sens dans le « langage dégénéré du droit et de l'avoir » que dénonçait le poète, des affinités étroites avec la conception et la pratique qu'il avait de la poésie.
Au contact d'une part de ces récits mythologiques, de ces contes et de ces légendes, et d'autre part de cette terre et de ces temples, comme ceux de Chichen Itza dont il parvient, dans son introduction au Livre de Chilám Balám de Chumayel, à restituer la magie du lieu et le secret vertige dont il fut l'objet, Benjamin Péret est parvenu à orienter sa poésie. Le burlesque cède le pas au tragique. Le cocasse, l'inattendu s'effacent devant un lyrisme profond qui puise son énergie et ses éléments à la source même où s'abreuvent les grands êtres mythiques. Et son rythme aussi se modifie: plus Péret se fait lyrique, et plus son vocabulaire se spécialise, tandis que son vers s'allonge jusqu'à atteindre la dimension de la strophe, ou plus exactement ici, de la laisse. Le mythe fait éclater le cadre étroit du poème pour rejoindre le récit psalmodié, comme c'est le cas d'un autre poème, Des cris étouffés, écrit à Paris en 1957, et qui n'est pas sans rappeler la tonalité d'Air mexicain.
Ainsi l'année 1942 qui marque le début du séjour de Péret au Mexique est une date charnière dans la vie du poète comme dans sa production. À cette époque il se met à réunir les textes de son Anthologie, dont la première version de son introduction sera publiée par ses amis sous le titre: La Parole est à Péret. C'est aussi à la même période de sa vie qu'il écrivit Dernier malheur dernière chance, mais aussi un conte: Le Dégel, alors qu'il n'en avait plus écrit depuis 1927. Or ce conte diffère totalement des autres, au même titre et pour les mêmes raisons que les poèmes précédemment évoqués se distinguent des autres grands recueils de Péret. Le Dégel évoque une femme progressant parmi les éléments qui la composent. Femme démiurge, son fantôme finit par se fondre à l'univers... Ici non plus, rien de cocasse: ce conte illustre à sa façon un mythe en gestation, cher au Surréalisme: celui de la femme détenant les arcanes d'un monde à naître, enfin libéré des forces de mort à l'oeuvre dans l'anéantissement de l'humanité telle que Péret la côtoyait au début des années quarante.
Enfin, il y a Histoire naturelle dont le premier chapitre fut écrit à Mexico en 1945. Ce texte est totalement inspiré des mythes de création découverts et choisis pour son Anthologie. Il peut passer pour un pastiche amusant, mais il montre aussi ce que Péret retenait dans les mythes d'éminemment poétique: une extraordinaire faculté d'imagination dans la métamorphose de tout ce qui est.
Après son long séjour au Mexique, Péret revint en France. Il lui restait douze ans à vivre. Dès lors il ne cessa de se préoccuper du mythe, qu'il s'agisse dans une conférence de rendre compte de la Trajectoire de la Poésie, ou de réunir des textes devant illustrer le concept de l'Amour sublime. Dans Le noyau de la comète, long texte d'introduction à cette dernière Anthologie, il écrit: « Tous les mythes reflètent l'ambivalence de l'homme devant le monde et lui-même, cette ambivalence résultant à son tour du profond sentiment de dissociation éprouvé par l'homme et inhérent à sa nature. [...] L'important dans les mythes réside donc dans l'aspiration au bonheur qui y gît, le sentiment de sa possibilité et des obstacles qui se dressent entre l'homme et son désir. (...) Jusqu'ici l'humanité n'a conçu qu'un seul mythe de pure exaltation, l'amour sublime, qui partant du coeur même du désir, vise à sa satisfaction totale. C'est donc le cri de l'angoisse humaine qui se métamorphose en chant d’allégresse. Avec l’amour sublime, le merveilleux perd également le caractère surnaturel, extraterrestre ou céleste qu’il avait jusque-là dans tous les mythes. Il revient en quelque sorte à sa source pour découvrir sa véritable issue et s’inscrire dans les limites de l’existence humaine. »
Péret fut sans doute le seul poète de ce siècle à avoir investi aussi profondément cette pensée mythique qui manque tant à l'Occident - avec Leiris, pourrait-on ajouter-, mais c'est surtout en tant qu'ethnologue et non en tant que poète que l'auteur de l'Afrique fantôme nous livre ses réflexions. Cela dit, Péret ne fut pas le seul à ressentir le manque dont souffre toujours un monde trop enlisé dans la matière et dans ses rêves glauques. Au xxe siècle, en fait, la recherche du mythe a suivi en Occident deux directions, nettement distinctes et qui paraissent s'exclure l'une de l'autre. La pensée mythique a semblé pouvoir se reconstituer soit à partir d'éléments glanés ici, dans le monde où l'on vit, soit ailleurs, en incorporant des modèles venus de l'extérieur, de civilisations étrangères au monde occidental, dont pourront s'inspirer les poètes de ce temps, comme le fit Péret avec le Mexique.
"Le poète et le mythe", Poésie 1, n° 19, septembre 1999.