Le texte ci-après de Péret a été publié dans l’hebdomadaire Arts le 11 mai 1955 avec trois autres témoignages sur Darien, dont celui d’André Breton : « Darien le maudit », à l’occasion de la réédition – par les éditions Jean-Jacques Pauvert – du Voleur, publié pour la première fois en 1897 et devenu rarissime.
Georges Darien, de son vrai nom Georges Adrien, est né à Paris le 6 avril 1862 dans une famille de commerçants de religion protestante. Après des études au lycée Charlemagne, en 1881, il devance l’appel. Trois ans plus tard, il passe en Conseil de guerre pour insubordination et il est envoyé dans une compagnie disciplinaire en Tunisie.
De cette épreuve il tirera un ouvrage : Biribi, discipline militaire qui ne paraîtra qu’en 1890. Il collabore à plusieurs périodiques anarchistes et libertaires : Le Roquet, l’Endehors, quant à L’Escarmouche (1893-1894), il semble en avoir été le seul rédacteur, avec des illustrations de Lautrec, Bonnard, Vallotton.
Le Voleur, publié en 1897, n’aura aucun succès auprès des libraires et des lecteurs. S’il passe inaperçu, Jarry, lui, le range parmi les rares livres élus de la bibliothèque du Docteur Faustroll. André Breton écrit à propos du Voleur qu’il s’agit « d’un ouvrage assez captivant », et avoue avoir été porté par « un extraordinaire bonheur de l’articulation des idées et des faits, […] de nécessité organique, faisant corps avec le langage ».
Une ambiguïté subsiste nénamoins à propos de cette œuvre. On s’est souvent demandé si Randal, le héros du Voleur, n’était pas Darien lui-même et si le roman n’était pas autobiographique. Des périodes entières de la vie de Darien demeurent inconnues et il effectua, comme son héros, de longs séjours à Londres. Benjamin Péret, pour sa part, tranche la question.
Gérard Roche
Peu d’œuvres ont connu un sort aussi injuste que celle de Georges Darien, mais aussi nul mieux que lui n’a su manifester son hostilité envers un monde pour lequel il ne montre qu’une haine glacée et une violence calculée, auxquelles le lecteur est d’autant plus sensible que l’auteur affecte volontiers d’employer dans ses récits la première personne du singulier. C’est du moins le cas pour deux de ses ouvrages, ceux qui ont provoqué les réactions les plus vives : Biribi, en 1890, et Le Voleur. On sait que le premier provoqua une enquête du ministère de la guerre alerté par la menace d’une interpellation de Millerand, enquête qui amena la suppression de l’horrible supplice de la crapaudine. Quant au second, son influence – pour être moins visible – n’a pas manqué de s’exercer en profondeur jusqu’à nos jours, sinon la présente réédition ne s’expliquerait pas.
Elle nous permet d’abord d’apprécier aujourd’hui tout le pouvoir électrique du Voleur. Son efficacité devait alors être d’autant plus grande que le mouvement anarchiste était plus puissant et que cet ouvrage suivait de peu d’années la publication de Biribi. Il y a lieu de remarquer de curieuses similitudes de structure entre ces deux ouvrages. L’un et l’autre sont précédés de préfaces qui semblent se répondre. Celle de Biribi débute ainsi :
« Ce livre est un livre vrai. Biribi a été vécu.
« Il n’a point été composé avec des lambeaux de souvenirs, des haillons de documents, les loques pailletées de récits suspects. Ce n’est pas un habit d’Arlequin, c’est une casaque de forçat – sans doublure.
« Mon héros l’a endossée, cette casaque, et elle s’est collée à sa peau. Elle est devenue sa peau même. »
Parallèlement, dès les premières lignes de sa préface au Voleur, l’auteur dit, parlant du texte qu’il présente : « Je l’ai volé. » Sachant que Biribi présente un caractère autobiographique non seulement indéniable mais démontré par le témoignage d’Emmanuel Quesnel (Queslier dans Biribi), peut-on conclure que Le Voleur est de la même veine et qu’en nous faisant cet aveu Darien veut nous signifier : « Le Voleur, c’est moi » ? On est d’autant plus tenté de le croire que, si la richesse et la précision des détails de Biribi indiquent déjà que l’auteur a vécu les scènes qu’il décrit, cette richesse et cette précision sont au moins aussi grandes dans Le Voleur.
On sait que Darien a pris part au mouvement anarchiste et collaboré à des publications anarchistes, entre autres à L’ennemi du peuple. Or, l’extrême-gauche individualiste enseignait la « reprise individuelle », c’est-à-dire le vol. Le Voleur s’inscrit donc dans un contexte social qu’on ne saurait ignorer, si bien qu’il y a tout lieu de conclure à l’autobiographie ou, du moins, à un ouvrage recélant de nombreuses scènes que l’auteur a vécues.
Benjamin Péret Arts, 11-17 mai 1955
Georges Darien, de son vrai nom Georges Adrien, est né à Paris le 6 avril 1862 dans une famille de commerçants de religion protestante. Après des études au lycée Charlemagne, en 1881, il devance l’appel. Trois ans plus tard, il passe en Conseil de guerre pour insubordination et il est envoyé dans une compagnie disciplinaire en Tunisie.
De cette épreuve il tirera un ouvrage : Biribi, discipline militaire qui ne paraîtra qu’en 1890. Il collabore à plusieurs périodiques anarchistes et libertaires : Le Roquet, l’Endehors, quant à L’Escarmouche (1893-1894), il semble en avoir été le seul rédacteur, avec des illustrations de Lautrec, Bonnard, Vallotton.
Le Voleur, publié en 1897, n’aura aucun succès auprès des libraires et des lecteurs. S’il passe inaperçu, Jarry, lui, le range parmi les rares livres élus de la bibliothèque du Docteur Faustroll. André Breton écrit à propos du Voleur qu’il s’agit « d’un ouvrage assez captivant », et avoue avoir été porté par « un extraordinaire bonheur de l’articulation des idées et des faits, […] de nécessité organique, faisant corps avec le langage ».
Une ambiguïté subsiste nénamoins à propos de cette œuvre. On s’est souvent demandé si Randal, le héros du Voleur, n’était pas Darien lui-même et si le roman n’était pas autobiographique. Des périodes entières de la vie de Darien demeurent inconnues et il effectua, comme son héros, de longs séjours à Londres. Benjamin Péret, pour sa part, tranche la question.
Gérard Roche
Darien était le voleur
Peu d’œuvres ont connu un sort aussi injuste que celle de Georges Darien, mais aussi nul mieux que lui n’a su manifester son hostilité envers un monde pour lequel il ne montre qu’une haine glacée et une violence calculée, auxquelles le lecteur est d’autant plus sensible que l’auteur affecte volontiers d’employer dans ses récits la première personne du singulier. C’est du moins le cas pour deux de ses ouvrages, ceux qui ont provoqué les réactions les plus vives : Biribi, en 1890, et Le Voleur. On sait que le premier provoqua une enquête du ministère de la guerre alerté par la menace d’une interpellation de Millerand, enquête qui amena la suppression de l’horrible supplice de la crapaudine. Quant au second, son influence – pour être moins visible – n’a pas manqué de s’exercer en profondeur jusqu’à nos jours, sinon la présente réédition ne s’expliquerait pas.
Elle nous permet d’abord d’apprécier aujourd’hui tout le pouvoir électrique du Voleur. Son efficacité devait alors être d’autant plus grande que le mouvement anarchiste était plus puissant et que cet ouvrage suivait de peu d’années la publication de Biribi. Il y a lieu de remarquer de curieuses similitudes de structure entre ces deux ouvrages. L’un et l’autre sont précédés de préfaces qui semblent se répondre. Celle de Biribi débute ainsi :
« Ce livre est un livre vrai. Biribi a été vécu.
« Il n’a point été composé avec des lambeaux de souvenirs, des haillons de documents, les loques pailletées de récits suspects. Ce n’est pas un habit d’Arlequin, c’est une casaque de forçat – sans doublure.
« Mon héros l’a endossée, cette casaque, et elle s’est collée à sa peau. Elle est devenue sa peau même. »
Parallèlement, dès les premières lignes de sa préface au Voleur, l’auteur dit, parlant du texte qu’il présente : « Je l’ai volé. » Sachant que Biribi présente un caractère autobiographique non seulement indéniable mais démontré par le témoignage d’Emmanuel Quesnel (Queslier dans Biribi), peut-on conclure que Le Voleur est de la même veine et qu’en nous faisant cet aveu Darien veut nous signifier : « Le Voleur, c’est moi » ? On est d’autant plus tenté de le croire que, si la richesse et la précision des détails de Biribi indiquent déjà que l’auteur a vécu les scènes qu’il décrit, cette richesse et cette précision sont au moins aussi grandes dans Le Voleur.
On sait que Darien a pris part au mouvement anarchiste et collaboré à des publications anarchistes, entre autres à L’ennemi du peuple. Or, l’extrême-gauche individualiste enseignait la « reprise individuelle », c’est-à-dire le vol. Le Voleur s’inscrit donc dans un contexte social qu’on ne saurait ignorer, si bien qu’il y a tout lieu de conclure à l’autobiographie ou, du moins, à un ouvrage recélant de nombreuses scènes que l’auteur a vécues.
Benjamin Péret Arts, 11-17 mai 1955
Trois cerises et une sardine n°8, décembre 2000.