
Je le vois mieux maintenant : il est accoudé à un comptoir de l’avenue du Maine vers Alésia; c’est une fin de soirée avec des amis, au sortir de je ne sais quel spectacle ou de je ne sais quel meeting. Il porte un blouson de cuir serré à la ceinture, celui qu’il avait à Barcelone pour monter la garde sur la Rambla. Son regard clair va au-delà du cercle des interlocuteurs, au-delà du bistrot, de la fumée et des choses...
Je l’entends tout d’un coup: je retrouve dans le brouhaha de ma mémoire sa voix profonde, parfois curieusement hésitante sur ses lèvres minces; la plupart de ses phrases se terminent par un rire pas toujours étouffé, qui est à la fois doux et cruel (et pourtant ce n’est pas un rire d'enfant).
Sa main jette sa cigarette, sa dernière cigarette; elle serre son verre tout entier; elle le porte à sa bouche, le vide à fond comme Socrate sa coupe; elle le repose sur le zinc avec précaution... Elle passe un instant sur ses tempes dénudées, sur son front vaste – pour chasser quoi? quel moucheron ou quel malaise? Et voici qu’elle se tend vers ma main pour la saisir, pour me dire adieu – car il est l’heure de se quitter et d’aller dormir. Cette poignée me fait du bien: c’est si rare la main d’un homme.
Adieu, homme!
Gaston Ferdière ( septembre 59)
Témoins, numéro 22, décembre 1959.
Trois cerises et une sardine, n° 13, novembre 2003.