Surréaliste fervent pendant toute la période du groupe de La Main à Plume (1941-1945), puis oppositionnel parfois véhément pendant le bref épisode du « Surréalisme révolutionnaire » (1947-1948), Noël Arnaud, qui nous a quitté en 2003, avait gardé tout au long de son itinéraire personnel une admiration sans faille et un attachement intact envers l’œuvre poétique de Benjamin Péret, clé sans nul doute de son comportement de plus en plus solidaire au fil des années envers ceux qui poursuivaient une activité liée aux principes surréalistes, notamment au sein d’Actual. Il nous a paru utile de relever dans Trois cerises et une sardine quelques jalons empruntés à diverses communications de Noël Arnaud, entre 1943 et 2002 (dont certains jamais republiés à ce jour), soit entre le moment où l’activité de « La Main à Plume » bat son plein et la fin du propre itinéraire physique d’Arnaud. Je lui donne donc la parole, d’abord avec un extrait de la préface (non datée mais écrite pendant l’hiver 1943-44, pour Avenir du Surréalisme, éditions des Feuillets du 4-2I, Le Quesnoy, Nord).

« …La volonté d’objectivation à outrance, de concrétisation absolue des images... me paraît s’affirmer de la façon la plus convaincante dans l’oeuvre de Benjamin Péret dont Breton disait déjà en 1939 à  propos de Je sublime qu’elle était l'expression poétique la plus évoluée.»

Seul ou presque, avec Breton auquel il serait temps même et surtout parmi les « amateurs » de Surréalisme de donner sa place de poète et de grand poète, Benjamin Péret à corps perdu s’est jeté à la conquête du monde réel de l’imaginaire, seul il a voulu ramener, il a ramené au jour pour en faire nos compagnons vigilants les objets quotidiens débarrassés par le rêve de leurs chaînes coutumières. Il est un monde, sur cette terre, que le Surréalisme a découvert, dont tous les surréalistes nous ont affirmé l’existence, qu’ils nous ont donné le désir, l’inquiétude, de connaître et que seul Benjamin Péret a su nous rendre sensible, présent, réel. Il n’est pas une parcelle de cette réalité inconnue - et si proche - que Benjamin Péret n’ait craint d’appréhender totalement, de « mettre au monde » enfin, pas un mot qu’il n’ait dit sans la certitude de désigner la plus familière (la plus voilée) comme la plus lointaine (la plus déchirante) raison de vivre de l’homme. Et là où Péret nous dit que la totalité de l’univers nous est due et offerte, il n’est plus place pour la vertu, le bien, le mal, le souvenir, les vieilles gaudrioles de l’âme et tout ce qui fait que l’homme se penchant sur lui-même imagine se connaître mieux, alors qu’il s’éloigne de son bonheur de toute la distance qu’il met entre lui et cette cuiller qui le prolonge et qu’il croit tributaire de sa volonté quand elle pourrait 1’entraîner jusqu’au fond merveilleusement tapissé de cristaux chanteurs de cette tasse à café.

Avez-vous remarqué l’apparente absence de l’homme dans les poèmes de Benjamin Péret ? C’est qu’il n’est plus la risée du réel, c’est qu’il s’est identifié à la vie des objets. Vous ne voyez pas l’homme, c’est qu'il est partout, fondu dans son univers quotidien, animé par le flux et le reflux de la matière, puissant de toutes les forces dont il n’était jusque-là que le jouet hagard et pénitent. Dans les poèmes de Benjamin Péret, l’homme paraît absent parce qu’il a cessé de heurter le monde comme le papillon la lampe, parce qu’il est entré enfin dans la réalité souveraine.

Mais ce n’est pas uniquement d’avoir donné à l’homme enfin sa mesure, de lui avoir ôté le souci de son destin, qu’il faut rendre grâces à Benjamin Péret, c’est aussi d’avoir su imprimer au poème ce mouvement perpétuel, cette ampleur cosmique que seul l’automatisme engendre ou plus exactement découvre une fois que la raison a baissé son pavillon, son ciel lépreux. »

Ces lignes ont été écrites il y a maintenant soixante ans, et c’est à peu près dans le même temps que Noël Arnaud rend à nouveau hommage à Péret, mais de manière moins directe, dans La Terre n'est pas une vallée de larmes, publication concoctée pendant l’occupation par Arnaud, Marcel Mariën et Christian Dotremont, mais qui ne paraîtra qu'en 1945 (1). Mais voici plus actuel.
En mai 1999, dans le n° 36 de sa revue personnelle, La Dragée haute, Arnaud rend « Honneur au centenaire » sous le simple titre « Benjamin Péret », marquant ainsi pour lui-même (et rétrospectivement pour « La Main à Plume » dont il avait été le principal animateur) un intérêt et une admiration intacte pour l’auteur de Je ne mange pas de ce pain-là. Autour du fac simile d’une carte postale adressée par Péret de Mexico, à la date du 21 décembre 1944, à Robert Rius, Arnaud relate les circonstances dans lesquelles il avait reçu ce message à la place de son réel destinataire, leur ami commun Rius, assassiné par les nazis le 21 juillet précédent. Deux autres illustrations complétaient cet hommage : une photo de Péret en toréador (!) et un « dessin communiqué » de Péret lui-même, dessin qui a figuré plus tard dans une exposition de la Galerie 1900-2000.

Enfin, dans ce qu’on peut considérer comme son dernier ouvrage, C’est tout ce que j’ai à dire pour l’instant, publié à titre posthume, un recueil d’entretiens avec Anne Clancier datant de 1990, mais revu par Arnaud à la fin de 2002 (donc peu de temps avant sa disparition), il revient sur les circonstances qui ont accompagné la création de « La Main à plume ».
Et c’est, là encore, une occasion de mettre en avant l'importance qu'avaient aux yeux de ses créateurs l’opinion et l’accord de Péret :

« Le projet de La Main à plume avait été examiné par Benjamin Péret à Paris. Vous savez que Benjamin Péret n'a pu partir que très tard et non pas pour les Etats-Unis, mais pour le Mexique. Les jeunes anciens Réverbères ont donc pu voir Péret et ils l’ont vu d’autant plus que, il faut le préciser, ils avaient été arrêtés, notamment Chabrun, Léo Malet et quelques autres, à la suite des derniers tracts lancés par le groupe2... Quand Chabrun et les autres sont revenus à Paris ils ont pu voir in extremis Benjamin Péret, et la fondation de La Main à Plume a été décidée. »

Plus loin, il évoque la publication dans les Pages libres de la Main à Plume du conte de Péret Les malheurs d'un dollar :
« ...qui était complètement inédit.., repris dans ses oeuvres complètes, mais c’était alors inconnu. C’était un manuscrit de Péret avec une photographie en toréador qui m’avait été donné par Paul Eluard. Parce que c’est une chose que je ne vous ai pas dite, Eluard avait une profonde admiration pour Benjamin Péret. C’est une des raisons pour lesquelles nous avons souhaité qu’Eluard participe aux activités surréalistes de La Main à Plume, alors qu’il avait été plus ou moins exclu en 38-39, pour cause de positions considérées comme prostaliniennes, enfin : préprostaliniennes, et c’est parce qu’il nous a affirmé un jour, et qu’il l’a même écrit, qu’il tenait Benjamin Péret pour le plus grand poète du siècle ... lls avaient fait des livres ensemble, mais personne d’entre nous ne pensait qu’Eluard avait conservé pour Benjamin Péret une pareille admiration. »

Il importait que nos lecteurs aient connaissance de cet aspect particulier du parcours d'Arnaud, parcours parfois porté par les circonstances sur d’autres terrains que poétiques ou littéraires. Ceci d'autant plus que d’autres épisodes de sa propre existence demeurent inconnus pour la plupart, y compris parmi les riverains du Surréalisme. Or, comme le rappelait récemment (dans InfoSurr n°51, juin 2003), l’un de ses plus anciens compagnons de route, Gérard de Sède : « La générosité de Noël Arnaud, quant à lui, ne fut jamais prise en défaut dans cette époque difficile (3). Ses appartements à Paris, rue Dautancour, dans le XVIIIè arrondissement, puis square Delormel, dans le XIVè, étaient toujours ouverts aux clandestins; on s’y cachait, on y mangeait, on y dormait. » (4)
De cette fidélité à un certain nombre de principes, l’ouverture poétique au monde de Benjamin Péret fut sans conteste une des pierres de touche, de celles qui ne s'oxydent jamais.

Edouard Jaguer, mai 2004.
Trois cerises et une sardine, n° 14, juin 2004.

1. Réédition Devillez, Bruxelles 1996.

2. Jean-François Chabrun, Gérard de Sède et Jean-Claude Diamant-Berger, d’abord membres des Reverbères, avaient rejoint le groupe surréaliste en 1938.

3. C’est évidemment de la Résistance dont il s’agit.

4. Au moment d’imprimer ce numéro, nous avons appris avec tristesse la mort de Gérard de Sède, dans le village d’Aude (Allier), où il demeurait et travaillait depuis des années. Né en 1921 à Paris, c’est au groupe des Réverbères qu’il fait ses premières armes auprès de Noël Arnaud, Jean-François Chabrun et quelques autres. Ayant adhéré à la FIARI et rejoint le groupe surréaliste en 1938, militant trotskyste, il est arrêté en 1939. Membre fondateur de « La Main à Plume », il participe à la Résistance contre l’occupant nazi, connaît maquis et prisons et sera cité deux fois pour son rôle dans la libération de Paris. De 1945 à sa mort, il voyagera beaucoup, exercera quelque temps le métier d’agriculteur et surtout conquerra un public assez large avec des ouvrages de vulgarisation sur les Cathares, le trésor des Templiers et autres « mythes récurrents ».



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