(Extraits)

Il ne s’agit point de faire ici l’apologie de la poésie aux dépens de la pensée rationaliste, mais de s’insurger contre le mépris affiché pour la poésie par les tenants de la logique et de la raison, découvertes elles aussi, cependant, à partir de l’inconscient. L’invention du vin n’a pas incité l’homme à abandonner l’eau pour se baigner dans du vin rouge et personne ne contredira en outre que, sans la pluie, le vin ne saurait exister. De même, sans l’illumination inconsciente, la logique et la raison, restées dans les limbes, ne seraient pas tentées de dénigrer la poésie. Si la science est née d’une interprétation magique de l’univers, elle ressemble fort en tout cas à ces enfants de la horde primitive qui, selon Freud, assassinèrent leur père. Du moins ceux-ci en firent-ils de prestigieux héros célestes. Les générations futures auront à rétablir l’harmonie entre la raison et la poésie. On ne peut pas continuer à les opposer l’une à l’autre, à jeter délibérément un voile pudique sur leur commune origine. On peut reprocher à la pensée rationaliste si sûre d’elle-même de ne tenir en général aucun compte de ses assises inconscientes, de séparer arbitrairement le conscient et l’inconscient, le rêve et la réalité. Tant qu’on aura pas reconnu sans réticences le rôle capital de l’inconscient dans la vie psychique, ses effets sur le conscient et les réactions de celui-ci sur celui-là, on continuera à penser en prêtre, c’est à dire en sauvage dualiste, à cette réserve près que le sauvage reste un poète tandis que le rationaliste qui refuse d’admettre l’unité de la pensée demeure un obstacle au mouvement culturel. Celui qui la comprend se révèle un révolutionnaire qui tend, peut-être à son insu, à rejoindre la poésie. Il faut, en définitive, que soit réduite une fois pour toute l’opposition artificielle crée par les esprits sectaires venus de l’un et de l’autre côté de la barricade qu’ils ont élevé de concert, entre la pensée poétique, jadis qualifiée de prélogique, entre la pensée rationnelle et l’irrationnel.
Un siècle avant Freud, Goethe confirme l’intuition populaire qui voit dans les poètes les précurseurs des savants et indique que « l’homme ne peut rester longtemps dans l’état conscient et doit se replonger dans l’inconscient, car là vit la racine de son être ».

Benjamin Péret, Introduction à l’Anthologie des Mythes, Légendes et Contes Populaires d’Amérique, Oeuvres Complètes, José Corti, tome 6, p. 18.