Ce texte dont l'initiative revient aux surréalistes a été publié dans diverses revues en août 1925, en réaction à la guerre du Maroc.


Le monde est un entre-croisement de conflits qui, aux yeux de tout homme un peu averti, dépassent le cadre d’un simple débat politique ou social. Notre époque manque singulièrement de voyants. Mais il est impossible à qui n’est pas dépourvu de toute perspicacité de n’être pas tenté de supputer les conséquences humaines d’un état de choses absolument bouleversant.

Plus loin que le réveil de l’amour-propre de peuples longtemps asservis et qui sembleraient ne pas désirer autre chose que de reconquérir leur indépendance, ou que le conflit inapaisable des revendications ouvrières et sociales au sein des états qui tiennent encore en Europe, nous croyons à la fatalité d’une délivrance totale. Sous les coups de plus en plus durs qui lui sont assénés, il faudra bien que l’homme finisse par changer ses rapports.

Bien conscients de la nature des forces qui troublent actuellement le monde, nous voulons, avant même de nous compter et de nous mettre à l’œuvre, proclamer notre détachement absolu, et en quelque sorte notre purification, des idées qui sont à la base de la civilisation européenne encore toute proche et même de toute civilisation basée sur les insupportables principes de nécessité et de devoir.

Plus encore que le patriotisme qui est une hystérie comme une autre, mais plus creuse et plus mortelle qu’une autre, ce qui nous répugne c’est l’idée de Patrie qui est vraiment le concept le plus bestial, le moins philosophique dans lequel on essaie de faire entrer notre esprit[1].

Nous sommes certainement des Barbares puisqu’une certaine forme de civilisation nous écœure.

Partout où règne la civilisation occidentale toutes attaches humaines ont cessé à l’exception de celles qui avaient pour raison d’être l’intérêt, «le dur paiement au comptant». Depuis plus d’un siècle la dignité humaine est ravalée au rang de valeur d’échange. Il est déjà injuste, il est monstrueux que qui ne possède pas soit asservi par qui possède, mais lorsque cette oppression dépasse le cadre d’un simple salaire à payer, et prend par exemple la forme de l’esclavage que la haute finance internationale fait peser sur les peuples, c’est une iniquité qu’aucun massacre ne parviendra à expier. Nous n’acceptons pas les lois de l’Économie ou de l’Échange, nous n’acceptons pas l’Esclavage du Travail, et dans un domaine encore plus large nous nous déclarons en insurrection contre l’Histoire. L’Histoire est régie par des lois que la lâcheté des individus conditionne et nous ne sommes certes pas des humanitaires, à quelque degré que ce soit.

C’est notre rejet de toute loi consentie, notre espoir en des forces neuves, souterraines et capables de bousculer l’Histoire, de rompre l’enchaînement dérisoire des faits, qui nous fait tourner les yeux vers l’Asie[2]. Car en définitive, nous avons besoin de la Liberté, mais d’une Liberté calquée sur nos nécessités spirituelles les plus profondes, sur les exigences les plus strictes et les plus humaines de nos chairs (en vérité ce sont toujours les autres qui auront peur). L’époque moderne a fait son temps. La stéréotypie des gestes, des actes, des mensonges de l’Europe a accompli le cycle du dégoût[3]. C’est au tour des Mongols de camper sur nos places. La violence à quoi nous nous engageons ici, il ne faut craindre à aucun moment qu’elle nous prenne au dépourvu, qu’elle nous dépasse. Pourtant, à notre gré, celà n’est pas suffisant encore, quoi qu’il puisse arriver. Il importe de ne voir dans notre démarche que la confiance absolue que nous faisons à tel sentiment qui nous est commun, et proprement au sentiment de la révolte, sur quoi se fondent les seules choses valables.

Plaçant au devant de toutes différences notre amour de la Révolution et notre décision d’efficace, dans le domaine encore tout restreint qui est pour l’instant le nôtre, nous : CLARTÉ, CORREPONDANCE, PHILOSOPHIES, LA RÉVOLUTION SURRÉALISTE, etc., déclarons ce qui suit :

1° Le magnifique exemple d’un désarmement immédiat, intégral et sans contre-partie qui a été donné au monde en 1917 par LENINE à Brest-Litovsk, désarmement dont la valeur révolutionnaire est infinie, nous ne croyons pas votre France capable de le suivre jamais.

2° En tant que, pour la plupart, mobilisables et destinés officiellement à revêtir l’abjecte capote bleu-horizon, nous repoussons énergiquement et de toutes manières pour l’avenir l’idée d’un assujetissement de cet ordre, étant donné que pour nous la France n’existe pas.

3° Il va sans dire que, dans ces conditions, nous approuvons pleinement et contresignons le manifeste lancé par le Comité d’action contre la guerre du Maroc, et cela d’autant plus que ses auteurs sont sous le coup de poursuites judiciaires.

4° Prêtres, médecins, professeurs, littérateurs, poètes, philosophes, journalistes, juges avocats, policiers, académiciens de toutes sortes, vous tous, signataires de ce papier imbécile : "Les intellectuels aux côtés de la Patrie", nous vous dénoncerons et vous confondrons en toute occasion. Chiens dressés à bien profiter de la Patrie, la seule pensée de cet os à ronger vous anime.

5° Nous sommes la révolte de l’esprit ; nous considérons la Révolution sanglante comme la vengeance inéluctable de l’esprit humilié par vos œuvres. Nous ne sommes pas des utopistes : cette Révolution nous ne la concevons que sous sa forme sociale. S’il existe quelque part des hommes qui aient vu se dresser contre eux une coalition telle qu’il n’y ait personne qui ne les réprouve (traîtres à tout ce qui n’est pas la liberté, insoumis de toutes sortes, prisonniers de droit commun), qu’ils n’oublient pas que l’idée de Révolution est la sauvegarde la meilleure et la plus efficace de l’individu.

Georges AUCOUTURIER, Jean BERNIER, Victor CRASTRE, Camille FÉGY, Marcel FOURRIER, Paul GUITARD.

Camille GOEMANS, Paul NOUGÉ.

André BARSALOU, Gabriel BEAUROY, Émile BENVENISTE, Norbert GUTERMANN, Henri JOURDAN, Henri LEFEBVRE, Pierre MORHANGE, Maurice MULLER, Georges POLITZER, Paul ZIMMERMANN.

Maxime ALEXANDRE, Louis ARAGON, Antonin ARTAUD, Georges BESSIÈRE, Monny de BOULLY, Joe BOUSQUET, André BRETON, Jean CARRIVE, René CREVEL, Robert DESNOS, Paul ÉLUARD, Max ERNST, Théodore FRÆNKEL, Michel LEIRIS, Georges LIMBOUR, Mathias LÜBECK, Georges MALKINE, André MASSON, Douchan MATITCH, Max MORISE, Georges NEVEUX, Marcel NOLL, Benjamin PÉRET, Philippe SOUPAULT, Dédé SUNBEAM, Roland TUAL, Jacques VIOT.

Hermann CLOSSON.

Henri JEANSON.

Pierre de MASSOT.

Raymond QUENEAU.

Georges RIBEMONT-DESSAIGNES.

   1.  Ceux mêmes qui reprochaient aux socialistes allemands de n’avoir pas « fraternisé » en 1914 s’indignent si quelqu’un engage ici les soldats à lâcher pied. L’appel à la désertion, simple délit d’opinion, est tenu à crime : « Nos soldats » ont le droit qu’on ne leur tire pas dans le dos. (Ils ont le droit aussi qu’on ne leur tire pas dans la poitrine).
   2.  Faisons justice de cette image. L’orient est partout. Il représente le conflit de la métaphysique et de ses ennemis, lesquels sont les ennemis de la liberté et de la contemplation. En Europe même qui peut dire où n’est pas l’Orient ? Dans la rue, l’homme que vous croisez le porte en lui : l’Orient est dans sa conscience.
   3.  Spinoza, Kant, Schelling, Proud’hon, Marx, Stirner, Baudelaire, Lautréamont, Rimbaud, Nietzcshe : cette seule énumération est le commencement de votre désastre.