Goethe, aussi aigre que glorieux, se moque d’une lettre que lui adresse Kleist, où est dit: « Je suis venu vers vous sur les genoux du coeur. » Voici, en effet, une image impossible, défendue, indéfendable. Elle importe non tant par elle-même, non tant parce qu’il s'agit de Goethe et de Kleist, mais par la défense ironique qu’elle provoque. Voici une image forte et grotesque, insupportable pour qui la reçoit, comme si, à son propre cœur, allaient pousser des genoux. Les mots construisent, à partir des choses désignées une anatomie démente et une « planche » qui fait peur et qui fait mal. La causticité voltairienne franchit alors le Rhin pour échouer dans les salons d’Allemagne et, de lustre en miroir, y briser la frénésie romantique. Le masque houdonnien, avec son sous-rire en fil-de-fer... En vérité, ce qui est protégé ici, c’est une « réalité », un territoire limité où se constitue et règne sans partage le moi sujet du langage, arrogant de bon sens et de bon goût. L’aventure poétique - le langage qui est l’essence de cette aventure - détruisent la courroie solipsiste entre ce trop de moi et ce peu de réalité. Le langage poétique « ouvre l’être » et produit l’imaginaire, c’est-à-dire l’approche ultime du réel. L’accablant débagoulage du docteur Lacan charrie au moins cette idée que le sujet est parlé, non parlant.

Le poète, spécialement, est sujet parlé. C’est la poésie qui fait le poète, non l’inverse. La poésie, cinquième élément, qui s'insère souverainement entre l’eau, flamme mouillée selon Novalis, et le feu. Cinquième élément, comme les quatre autres, d’avant l'homme, d’avant le poète. Les mots ne jouent plus, le poète ne joue plus avec les mots, les mots font l’amour sans demander la permission au poète qui assiste, médusé, à la scène primitive.

Benjamin Péret survient quand commence à prendre corps et vitesse cette pensée nouvelle que les mots ne s’arrangent pas en images dans une tête raisonnante mais dans un lieu qui ne contient rien et n’est contenu par rien, un lieu sans haut ni bas, sans bords, un trou dans un trou, un sommeil dans le sommeil du monde, une écoute endormie. Benjamin dort, dort dans les pierres. Vers ce « dormir » doublé pour transmuer les pierres de plomb en pierres d’or, les mots, eux-mêmes somnolents et somnambules, accourent par milliers, de tous 1es coins du vocabulaire de toutes les pages du dictionnaire, de toutes les lignes du lexique. Ils ont choisi Benjamin entre tous, parce qu’il les accueille tous, qu’il ne leur demande ni pedigree, ni visa, qu’il les invite à se délester de la chose qu’ils désignent, à en désigner une à zigzaguer dans la polysémie, à se rouler dans la rhétorique, à louvoyer dans la sémantique, à changer de grammaire comme on change de chemise, à se découvrir langage-pas-sage-une-image, à lui raconter des histoires belles comme le derrière des fagots. Quand Benjamin Péret s'est éveillé, en 1959, il était trop tard pour tous les petits porteurs du masque Voltairhoudon, les mots ne pouvaient plus jamais entrer dans l'ordre des choses.

Jean Schuster - juin 1981, Benjamin Péret, Editions Henri Veyrier, pp.52-53.