Bien que, dans son dossier Dada Surréalisme, Robert Desnos fasse un portrait peu flatteur du Benjamin Péret de 1921 qui lui a causé beaucoup de gêne avant de le présenter à André Breton, alors attablé au Certa[1], les rapports entretenus par les deux jeunes gens ne sont en réalité nullement tendus. En fait, ils se font réciproquement des clins d’yeux dans leurs écrits. Si Desnos fait jouer un rôle au « bras gauche de Péret » dans le récit Pénalités de l’Enfer ou Nouvelles Hébrides, Péret, dans Il était une boulangère, prétend que l’héroïne du conte habitait, à un moment donné, « rue de Rivoli, dans la même maison que Desnos […][2] ». De plus, en 1922, Desnos et Péret rédigent ensemble L’Enfant Planète, court texte en écriture automatique. Par delà les controverses que le Second Manifeste du surréalisme suscitera lors de sa publication en 1929, le nom de Desnos et de Péret apparaît, pour la dernière fois, sur un même document à l’automne 1940. Tous les deux travaillent alors au journal Aujourd’hui, le premier comme journaliste, le deuxième comme correcteur. Mais, dès la saisie du journal par les Nazis, Desnos se fait censurer. Vingt-trois amis envoient un petit mot au journaliste courageux afin de lui témoigner leur solidarité. Parmi les vingt-trois noms figure celui de Péret.



Un examen des dates de la production littéraire de Desnos et de Péret pendant les années vingt m’amène à constater qu’il est difficile de savoir qui des deux a influencé l’autre. On peut donner un exemple concernant chacun des deux auteurs. Le Grand Jeu de Péret, publié en 1928, regroupe quelques poèmes qui avaient déjà été publiés en revue cinq ans auparavant. Desnos, quant à lui, a écrit la majeure partie de La Liberté ou l’amour ! vers la fin de 1924 et le début de 1925, mais il a dû attendre un an et demi avant de voir son récit édité chez Kra[3].

Parfois, les dates ne laissent aucun doute. Ainsi, les chroniques, dans le journal Paris-Soir de janvier 1926, que Desnos consacre à l’affaire de l’ordre de Notre-Dame des Pleurs, correspondent, en décembre de cette même année, à celles de L’Humanité, où Péret prend cette fois pour cible deux curés de province [4]. Pourtant, dans l’ensemble, pendant la période où Desnos et Péret participent aux activités du mouvement surréaliste, on constate chez tous deux un engouement pour des thèmes semblables. Au-delà de 1929, année où Desnos se fait expulser du mouvement, il n’est pas impossible de rencontrer tel de ses termes intéressant incrusté dans la poésie de Péret.

J’aborde maintenant Le Grand Jeu de Péret et particulièrement le poème « Les Jeunes filles torturées » dont deux détails sont singuliers[5]. D’abord un rapport métaphorique unit « angoisse » à « une très belle femme ». « Est-elle nue sous son manteau/[…] Oui oui oui et oui ». Un peu avant, le lecteur peut observer le retour d’un « assassin » à l’air vengeur. Or, chacun de ces deux personnages a un double qui se présente dans le chapitre II de La Liberté ou l’amour ! de Desnos. Là, Louise Lame traverse Paris la nuit pour aller au Bois de Boulogne. « Nue, elle était nue maintenant sous son manteau de fourrure fauve[6] ». Peu après son arrivée, dans un autre quartier de la métropole, « un assassin[7] » abat un noctambule. La femme fatale qui, par un processus de déplacement dans le texte, entraîne l’apparition d’un tueur, est une caractéristique de Desnos plutôt que de Péret. En effet, dans le poème "Night of loveless nights" du premier, il y a une occurrence du nom « criminel » peu après que le « je » du poète imagine sa maîtresse sévère dire : « […] il me faut ce soir de nombreux domestiques/Pour cirer mes souliers et m’offrir le manteau[8] ».

Le poème « Qu’Importe » du Grand Jeu et le récit 19, « Le chemin de fer […] », de Deuil pour deuil racontent tous les deux une catastrophe ferroviaire. J’indique dans le scénario des deux textes les actants et des mots similaires. « Qu’Importe »[9] : « kilomètre 1 000 », « train », « un sauvage », « une amazone », « un noyé », « longues dents » et « maire ». Récit 19, « Le chemin de fer […] »[10], de Deuil pour deuil : « kilomètre 178 », « chemin de fer », « le mécanicien du train », « la vierge blonde », « aviateur enterré », « dents fraîchement arrachées » et « reine des accidents ». L’« amazone » n’est pas un personnage nouveau chez Péret, puisqu’elle figure aussi dans le conte Il était une boulangère[11]. Le maire, quant à lui, célèbre les mariages, cérémonie typiquement bourgeoise. D’ailleurs, les fiancés, autrement dit, l’amazone et le sauvage, dans le décor de « Qu’Importe », évoquent deux zombis. Quant à la « reine des accidents » du récit 19 de Deuil pour deuil, elle explique son surnom en disant qu’elle préside aux rencontres des « amants tourmentés ». Chez Desnos, la féminité maléfique est encore une fois à l’œuvre.

Dormir, dormir dans les pierres de Péret fut inséré dans les Cahiers du Sud de novembre 1926. Ce long poème fait penser à une version surréaliste d’une chanson de mal-aimé. Le manque, béant sur le plan émotionnel, a pour conséquence le repliement ou bien la recherche d’un refuge souterrain. De ce point de vue-là, le bestiaire émaillant le poème est éloquent : « chien battu », « serpent qui dort » et « taupes »[12].

Le thème du repos de la mort et de la matière inorganique domine dans Dormir, dormir dans les pierres, de même que dans les deux derniers récits de Deuil pour deuil. En effet, dans le récit 22 de Desnos, « Par les soins […] », le mot « sommeil » a cinq occurrences, tandis que dans le récit 23, « Ci-gît […] », « granit » en a trois[13]. Concernant Dormir, dormir dans les pierres, le lexique minéral y foisonne : « pierres frémissantes », « roches amères », « pierres scintillantes » et « charbon »[14]. S’y ajoute le processus de pétrification, corollaire du mythe de Méduse qui s’infiltre dans le texte :

[…] le roi et la reine ont perdu leur regard
dans le corps de la méduse
Mais la méduse s’enfuit comme un reflet
et garde le roi et la reine
qui dorment quelque part sous une plante de silex [15]

Un terme qui se fait obsédant dans Dormir, dormir dans les pierres ainsi que dans La Liberté ou l’amour ! est « bouteille ». Desnos utilise le terme comme un tremplin, pour créer des images stupéfiantes :

[…] les bouteilles, corps humains enterrés depuis les beaux jours du sphinx
dans les bandelettes balsamiques des Égyptiens […] la bouteille, n’est-ce
pas la femme érigée toute droite au moment du spasme, et le rêveur
insensible dans le vent[16] […]

Dans ces trois images, on constate que « bouteille » renvoie inflexiblement au référent « corps humain ». Pour sa part, Péret inclut le terme dans deux « rencontres fortuites » qu’il agence à la manière de Lautréamont :

[…] mon sang […]
 n’est ni moins ni plus beau que le plus brutal hasard
celui qui provoque la rencontre dans l’escalier de bouteilles
d’une orange et d’un porte-monnaie
ô mon amie […] vous êtes […]
belle comme la rencontre imprévue d’une cataracte et d’une bouteille
La cataracte vous regarde belle de bouteille
La cataracte gronde parce que vous êtes belle bouteille[17]

Bien que « bouteille » corresponde à des sèmes positifs dans le contexte de Dormir dormir dans les pierres, l’issue des « rencontres fortuites » ne s’avère pas heureuse. La première rencontre vire au tragique. La deuxième traduit un pressentiment de la beauté convulsive qui en fait ne prends jamais corps.

La dernière section de Dormir, dormir dans les pierres, « À quoi bon […] », montre le mal d’amour qui entraîne la diminution de l’être. « À quoi bon […] » contient un énoncé dont la syntaxe met en relation les mots « éponge » et « torpilleur » :

[…] la lune attend les torpilleurs qu’elle ne rejoindra jamais
À quoi bon torpilleur votre cauchemar d’éponge puisqu’il
Restera cauchemar
Comme l’eau reste vent et le vent éponge[18]

Justement les deux mots font partie du lexique de La liberté ou l’amour ! de Desnos. Là, des torpilleurs de la marine anglaise patrouillent La Manche, au moment où Corsaire Sanglot se dirige vers Humming-bird Garden[19]. En revanche, « éponge » constitue un mot-clé du texte. Pour ne mentionner qu’un épisode, sous les auspices de Bébé Cadum, l’« éponge » devient un ustensile sacralisé de la toilette féminine[20].

Je reviens à la citation extraite de « À quoi bon […] » de Péret. Il n’est pas sans intérêt de tenir compte des actions navales dans la Manche au cours de la Première Guerre mondiale. À l’époque, les principales puissances belligérantes disposaient de flottilles de torpilleurs. Les ports belges d’Ostende et de Zeebrugge, tombés entre les mains des Allemands, dès octobre 1914, servaient de base pour des torpilleurs redoutables qui prenaient la mer par temps couvert ou par nuits sans lune[21]. Le « torpilleur » représente une menace lancinante dont la cause, sans le facteur Desnos, resterait inconnue. Puisque « éponge » suggère l’éros, « cauchemar d’éponge », son antithèse, indiquerait la mort enveloppant l’amour.

Vers la fin de son appartenance au mouvement surréaliste, Desnos fit à Cuba un voyage qui le remplit d’un grand enthousiasme pour la région des Caraïbes et l’Amérique latine en général. Le Mexique frappa ainsi son imagination. En 1928, dans le journal Le Soir, Desnos consacra quatre articles à cette république révolutionnée ou à certains de ses représentants dans les domaines de la peinture et du spectacle[22]. Ces écrits de Desnos devancent les textes que le Mexique inspirera à Antonin Artaud, à Breton, à Péret et à d’autres encore.

Dernier malheur dernière chance est un poème opaque que Péret rédigea à Mexico en 1942. Je m’attarde sur quelques termes qui méritent d’être comparés — ou confrontés — à ceux de Desnos. Le syntagme de Dernier malheur dernière chance, « une place ensoleillée où se pavaner »[23] fait écho à deux phrases de La Liberté ou l’amour ! « C’est lui qui égarait les promeneurs sur les grandes places ensoleillées […] » et « C’était l’Ennui, grande place où il s’était un jour aventuré[24] ». De plus, lors de son arrivée au port, Corsaire Sanglot passe devant des vitrines de boutiques dans lesquelles il voit, parmi d’autres objets, des « bateaux dans des bouteilles[25] ». Ce nom va de pair avec une image de Dernier malheur dernière chance : « […] des banquises/conservant des voiliers confits pour des dessus de cheminées en marbre[26] ». Image, bien sûr, pleine d’ironie.

Dans Dernier malheur dernière chance se retrouvent les mots « bouteille » et « éponge ». Le premier, tel qu’il s’inscrit dans le syntagme « respirer au grand air de bouteille[27] », relève en fait du champ lexical de l’alcool disséminé dans le poème, ainsi que deux autres mots : « vins » et « eau-de-vie[28] ». Si, encore une fois, chez Péret, le mot « bouteille » véhicule un sens indépendamment de son emploi chez Desnos, en revanche l’intertexte de celui-ci rehausse l’occurrence d’« éponge » dans Dernier malheur dernier chance :

[…] des fauves
contemplant leur maître
qu’absorbe une éponge mouchetée de fraises des bois[29]

Le nom « fraises des bois[30] » a des connotations mélioratives qui se propagent sur « éponge », noyau nominal du syntagme. Le mot d’ordre anarchiste « ni Dieu ni maître » qu’observe Péret, aide le lecteur à mieux envisager qui l’« éponge » tente d’effacer. Pourtant, le pouvoir dont est dotée l’« éponge » serait ignoré, si on ne tenait compte de l’épisode de La Liberté ou l’amour ! où Desnos subvertit la fonction que cet objet a au cours de la crucifixion[31]. L’« éponge » ne sert plus exclusivement à consommer le supplice infligé au Christ. Dorénavant elle sera aussi utilisée pour des usages profanes.

La critique a établi dans les textes de Desnos une liaison entre l’amour et l’aventure maritime[32]. On peut même repérer ce thème dans la production poétique relativement tardive de Péret, dans Un Point c’est tout et Tout une vie par exemple. Le recueil de poésies Un Point c’est tout, en paraissant pour la première fois en 1946, a fort probablement été écrit en mars 1937[33]. À Barcelone, Péret prenait alors un vif intérêt à un dilemme auquel Madame Remedios Lizarraga faisait face. Remedios devait décider si elle voulait accompagner Péret à Paris et fuir l’Espagne dévastée par la guerre. Il ne fut ainsi pas facile à Péret de conquérir Remedios. Ses doutes sentimentaux se traduisent par le symbole du naufrage, monnaie courante chez Desnos :

Je voudrais te parler […]
Comme un bateau démâté que la mousse de mer commence d’envahir[34]

Dans le poème Toute une vie, Péret, devenu quinquagénaire, se reporte aux origines de l’épopée surréaliste. Reprenant l’article de Breton, de 1922, « Lâchez tout », il le réécrit à sa guise en quelque dix-sept vers et versets. Les trois suivants rappellent Desnos.

Lâchez tout disais-tu pour voguer sans nord et sans
étoile à travers les tempêtes […]
Mouillez le temps de pêcher dans l’eau invisible le
Fantôme d’un nuage
Sirène des grands fonds riant comme une forêt[35]

D’une part Péret revivifie un trait caractéristique des écrits de son collègue disparu, d’autre part il le contredit. En effet, le récit 6 de Deuil pour deuil se termine ainsi :

Perfide étoile du Nord !
Troublante étoile du Sud !
Adorables
Adorables ![36]

Péret, quant à lui, en acceptant de voyager par mer dans les ténèbres, dépasse la dialectique de l’« étoile du Sud » et l’« étoile du Nord ». Mais, de même que Desnos, un des buts qu’il se donne, c’est la capture de la sirène[37].

Richard Spiteri, Université de Malte.

 

[1]. Voir R. Desnos, Nouvelles Hébrides et autres textes 1922-1930, éd. établie et annotée par Marie-Claire Dumas, Gallimard, Paris, 1978, pp. 300-303.
[2]. Benjamin Péret, Œuvres Complètes , t. 3, Losfeld, 1979, p. 204.
[3]. Voir Marie-Claire Dumas, Robert Desnos ou l’exploration des limites, Klincksieck, 1980, pp. 439-440.
[4]. Marie-Claire Dumas a édité ces chroniques de Desnos dans Champs des activités surréalistes, C.A.S., septembre 1984. Voir aussi Benjamin Péret, Œuvres Complètes, t. 7, Librairie J. Corti, 1995, pp. 127-130.
[5]. Benjamin Péret, Œuvres Complètes, t. 1, Losfeld, 1969, p. 88.
[6]. Robert Desnos, Œuvres, édition établie et présentée par Marie-Claire Dumas, Gallimard, Quarto, 1999, p. 327.
[7]. Ibid., p. 328.
[8]. Ibid., pp. 916 et 917. Marcel Spada rattache les avatars féminins chez Desnos à Wanda de Sacher-Masoch. Voir Marcel Spada, Érotiques du merveilleux, J. Corti, 1983, pp. 101-108.
[9]. Benjamin Péret, Œuvres Complètes, t. 1, op. cit., pp. 183-184.
[10]. Robert Desnos, Œuvres, op. cit., pp. 214-216.
[11]. Voir Benjamin Péret, Œuvres Complètes t. 3, op. cit., pp. 214-215.
[12]. Id., Œuvres Complètes, t. 1, op. cit., pp. 53, 51 et 64.
[13]. Voir Robert Desnos, Œuvres, op. cit., pp. 218-220.
[14]. Benjamin Péret, Œuvres Complètes, t. 1, op. cit., pp. 51, 52, 56 et 59.
[15]. Ibid., p. 57.
[16]. Robert Desnos, Œuvres, op. cit., p. 355.
[17]. Benjamin Péret, Œuvres Complète, t. 1, op. cit., pp. 56 et 60.
[18]. Ibid., p. 63.
[19]. Robert Desnos, Œuvres, op. cit., p. 382.
[20]. Voir ibid., pp. 334 et 369-370.
[21]. Voir Paul Chack et Jean-Jacques Antier, Histoire maritime de la Première Guerre mondiale, France-Empire, 1992, ill., 848 p., pp. 246-247.
[22]. Voir l’édition du Soir du 5, 14 et 29 mai et du 11 août, 1928.
[23]. Benjamin Péret, Œuvres Complètes t. 2, Losfeld, 1971, p. 162.
[24]. Robert Desnos, Œuvres, op. cit., pp. 373 et 371.
[25]. Ibid., p. 342.
[26]. Benjamin Péret, Œuvres Complètes t. 2, op. cit., p. 156.
[27]. Ibid., p. 168.
[28]. Ibid., pp. 170 et 175.
[29]. Ibid., p. 172.
[30]. Cf. ibid., pp. 108 et 190.
[31]. Voir Robert Desnos, Œuvres, op. cit., pp. 369-370.
[32]. Voir, par exemple, Marie-Claire Dumas, Robert Desnos ou l’exploration des limites, op. cit., p. 460.
[33]. Cf. la lettre de Benjamin Péret à André Breton du 7 mars 1937, Claude Courtot, Introduction à la lecture de Benjamin Péret, Le Terrain vague, 1965, p. 36.
[34]. Benjamin Péret, Œuvres Complètes t. 2, op. cit., p. 193.
[35]. Ibid., p. 237.
[36]. Robert Desnos, Œuvres, op. cit., p. 201.
[37]. Cf., ibid., p. 369.