Qui donc parmi les lecteurs de ce journal n'a pas été frappé par l'étrange poésie qui se dégage de ses rêves! Qui n'a pas vécu pendant son sommeil une ou plusieurs vies trépidantes, tourmentées, autrement plus réelles et plus prenantes que la misérable vie quotidienne ? Avant de dormir et de rêver n'avez-vous pas été étonnés, alors que vous étiez plongés dans une sorte de somnolence, des idées, des images, des phrases qui vous venaient à l'esprit et vous révélaient à vous-mêmes des préoccupations qu'à l'état de veille vous ne vous connaissiez point ? Vous avez pu en outre constater que le même phénomène se produit aussitôt que vous laissez votre esprit errer à l'aventure. C'est que là la conscience est abolie ou presque. La raison est rentrée dans sa niche et ronge son os éternel.

Il suffit donc de chasser cette chienne de raison et d'écrire sans s'arrêter, sans tenir compte de la bousculade des idées. Plus n'est besoin de savoir ce qu'est un alexandrin ou une litote. Prenez une main, du papier, de l'encre et un porte-plume avec une plume neuve et installez-vous confortablement à votre table. Maintenant oubliez toutes vos préoccupations, oubliez que vous êtes marié, que votre enfant a la coqueluche, oubliez que vous êtes catholique, que vous êtes commerçant et que la faillite vous guette, oubliez que vous êtes sénateur, que vous êtes disciple d'Auguste Comte ou de Schopenhauer, oubliez l'antiquité, la littérature de tous les pays et de tous les temps. Vous ne voulez plus savoir ce qui est logique et ce qui ne l'est pas, vous ne voulez plus rien savoir que ce qu'on va vous dire. Ecrivez le plus vite possible pour ne rien perdre des confidences qui vous sont faites sur vous-même et surtout ne vous relisez pas. Vous remarquerez bientôt qu'au fur et à mesure que vous écrivez, les phrases viennent plus rapides, plus fortes, plus vivantes. Et si par hasard vous vous trouvez subitement arrêtés, n'hésitez pas, forcez la porte de l'inconscient et écrivez la première lettre de l'alphabet par exemple. La lettre A en vaut une autre. Le fil d'Ariane reviendra de lui-même.

Benjamin Péret, "L'écriture automatique", texte destiné au journal brésilien Diario da Noite, non publié, été 1929. Oeuvres complètes, tome 4, José Corti, 1987, pp. 245-246.