(extraits)

II. Les syndicats et la lutte de classes


Cependant même lorsque le syndicalisme adopte des principes de lutte de classes, il ne se propose à aucun moment, dans le combat quotidien, le renversement de la société ; il se borne au contraire à rassembler les ouvriers en vue de la défense de leurs intérêts économiques, dans le sein de la société capitaliste. Cette défense prend parfois un caractère de combat acharné mais ne se propose jamais, ni implicitement ni explicitement, la transformation de la condition ouvrière, la révolution. Aucune des luttes de cette époque, même les plus violentes, ne vise ce but. Tout au plus envisage-t-on dans un avenir indéterminé, qui prend dès ce moment le caractère de la carotte de l’âne, la suppression du patronat et du salariat, et, par suite, de la société capitaliste qui les engendre. Mais aucune action ne sera jamais entre prise dans ce but.

Le syndicat, né d’une tendance réformiste au sein de la classe ouvrière, est l’expression la plus pure de cette tendance. Il est impossible de parler de dégénérescence réformiste du syndicat, il est réformiste de naissance. À aucun moment, il ne s’oppose à la société capitaliste et à son État pour détruire l’une ou l’autre, mais uniquement dans le but d’y conquérir une place et de s’y installer. Toute son histoire de 1864 à 1914 est celle de la montée et de la victoire définitive de cette tendance à l’intégration dans l’État capitaliste, si bien qu’à l’éclatement de la première guerre mondiale, les dirigeants syndicaux, dans leur grande majorité, se retrouveront tout naturellement du côté des capitalistes auxquels les unissent des intérêts nouveaux issus de la fonction que les syndicats ont fini par assumer dans la société capitaliste. Ils sont alors contre les syndiqués qui eux, voulaient abattre le système et éviter la guerre et ils le resteront désormais pour toujours.

Dans la période qui précède la première guerre mondiale, les dirigeants syndicaux n’ont guère été les représentants légitimes de la classe ouvrière que dans la mesure où ils tenaient assumer ce rôle pour accroître leur crédit auprès de l’État capitaliste. Au moment décisif, alors qu’il fallait choisir entre le risque de compromettre une situation acquise [1], en appelant les masses à rejeter la guerre et le régime qui l’avait engendré ou renforcer leur position, en optant pour le régime, ils ont choisi le second terme de l’alternative et se sont mis au service du capitalisme. Ce n’a pas été le cas en France seulement, puisque les dirigeants syndicaux des pays impliqués dans la guerre ont adopté partout la même attitude. Si les dirigeants syndicaux ont trahi n’est-ce pas parce que la structure même du syndicat et sa place dans la société rendaient, dès le début, cette trahison possible, puis inévitable en 1914 ?

[1] Jouhaux et la majorité confédérale de 1914 ont avoué explicitement que la crainte de la répression les avait alors incités à l’acceptation de la guerre.
Benjamin Péret, Le Libertaire, 10 juillet 1952.